Jean-Marie Cléry : L’impasse syrienne (2/3)

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Voici la suite de l’entretien que nous a accordé l’universitaire  Jean-Marie Cléry, qui a séjourné longtemps en Syrie et dans le reste du  monde arabe. Après une 1ère partie consacrée aux raisons de la révolte  et à l’opposition, cette seconde partie évoque la question  confessionnelle et la question du soutien dont bénéficie encore Bachar  al-Assad. Une troisième et dernière partie, à venir, aura trait à la  dimension géopolitique de la crise syrienne.
 

Q3 : Des  violences de nature confessionnelle entre Alaouites favorables à  al-Assad et protestataires sunnites, ont touché, de manière limitée, la  ville de Homs – servant de prétexte à la répression. Débordant la Syrie,  des violences de même nature ont touché la ville de Tripoli au Liban.  Quel risque y a-t-il d’assister à une guerre civile confessionnelle en  Syrie ou de voir la crise déborder sur le Liban et l’Irak voisins ?

 

JMC : Marginale en  Tunisie, plus importante en Egypte, la variable sectaire est centrale  dans le paysage politique syrien. Il est certes dangereux de ne lire la  révolte que par ce prisme confessionnel que le pouvoir cherche à mettre  en avant et qui tend à occulter l’exaspération politique citoyenne  d’abord, sociale ensuite (même si, on y reviendra, les manifestants se  refusent à faire de celle-ci leur motivation première). Mais il serait  tout autant irréaliste de l’ignorer. Elle éclaire la stratégie de  certains des acteurs et, plus sûrement encore, celle du régime.
L’arme  du sectarisme, cette « politique du pauvre », n’est pas neuve. Elle a  été largement utilisée en son temps par la puissance mandataire  française, en parfait reniement de ses principes laïques et  républicains. En faisant créer un Liban maronite, mais également des  États druze ou alaouite, la France ne cherchait alors qu’à diviser les  populations qu’elle entendait soumettre à ses intérêts bien plus qu’à  ses valeurs. Déjà, les nationalistes syriens savaient alors que, l’union  faisant la force, leur révolte se devait impérativement de sortir de  l’ornière sectaire. Face à une revendication endogène, essentiellement  démocratique et pacifique, exprimant dans un langage laïque des demandes  très universelles et avant tout politiques (« liberté », « dignité », «  démocratie »), le régime a fugitivement tenté dans un tout premier  temps de les réduire à des revendications trivialement sociales. La  réplique ne s’est pas faite attendre : « le peuple de Dera’ n’a pas faim   », scandèrent les manifestants en réponse aux promesses de hausses de salaires de Bouthaina Cha’bane, la conseillère du Président.

Il s’est  donc ensuite employé à attribuer à des bandes armées « salafies » la  violence dont il a très vite fait lui-même usage pour décourager les  manifestants. Pointant du doigt des groupes issus de la majorité  sunnite, il construisait ainsi l’épouvantail d’une révolte non seulement   radicale mais également sectaire. Confronté à une demande qui, pour  être démocratique, n’entendait aucunement se laisser dépouiller de sa  dimension nationaliste, il s’est par ailleurs extrait très vite de ses  oripeaux trop étroits de « gouvernant » pour s’identifier et assimiler  son action et son existence même à celles de la nation. Comme si la  démocratie devait être antinomique avec les exigences nationalistes de  l’intégrité territoriale et qu’un parlement librement élu allait  s’empresser de vendre les intérêts nationaux au voisin hébreu ou à ses  sponsors occidentaux, il s’est donc auto-proclamé l’unique garant  possible de l’unité et de l’intégrité nationales. C’est ainsi qu’il  s’est approprié le double monopole de la tolérance interconfessionnelle qui est le ciment de la mosaïque ethnique (kurde et arabe) ou religieuse  (musulmans, chrétiens, druzes) du pays et celui de la résistance  nationale. Hormis les pages de Facebook, les mobilisations initiales se  tenaient à l’occasion du seul rassemblement public possible pour la  majorité de la population, à ne pas tomber sous le coup de la loi sur  l’état d’urgence : celui de la prière musulmane du vendredi. Cette  tonalité confessionnelle du registre protestataire initial pouvant  paraître marginaliser, sinon exclure, les chrétiens, c’est dans cette  brèche que s’est donc engouffrée la communication du régime.

Par  un ironique tour de passe-passe, ceux qui ne s’en prenaient banalement  qu’à une dérive autoritaire et clientéliste ou à une corruption qu’ils  entendaient dénoncer avec succès chez leurs voisins égyptiens et  tunisiens, furent donc indistinctement taxés d’être des partisans  sectaires de la « sédition confessionnelle » et (comme avait réussi à le  faire la France mandataire et comme rêve effectivement de continuer à  le faire l’ennemi israélien) de vouloir dépecer le pays. Cette stratégie  de communication prenait, fort cyniquement, le risque d’instiller et de  nourrir le virus de la division sectaire dont le pouvoir prétendait  protéger le pays. Force est de constater qu’elle n’a pas totalement  échoué.
Il faut pour comprendre la relative efficacité de cette  stratégie réaliser que la situation de la Syrie sur ce terrain brûlant  de la division interconfessionnelle est très spécifique.

Une différence  essentielle la sépare de celle de pays tels que l’Irak ou le Liban. Dans  les pays qui sont déjà passés par l’épreuve de la guerre civile, la  coexistence intercommunautaire (qui voit par exemple au Liban la moitié  de la communauté chrétienne marronite s’allier électoralement au  Hezbollah chiite) est le fruit d’un véritable lien « politique »,  volontaire et assumé, avec ses avantages comme avec ses risques. En  Syrie, le chausse trappe dans lequel tombe souvent l’expertise politique  étrangère est de mettre en avant cette « remarquable coexistence  communautaire » que le régime aime tant inscrire à son crédit et que  chaque visiteur est invité à aller célébrer dans l’entrelacs des  minarets et des clochers de la vieille ville. En réalité cet «  oeucuménisme laïque » est plus fragile qu’il n’y paraît. Et il doit sans  doute moins au positionnement laïque du régime qu’à ses piètres  performances démocratiques. La posture religieuse de la minorité  alaouite au pouvoir est en fait très ambivalente. C’est avant tout parce  qu’elle a la conscience aiguë que le Dieu de la majorité démographique  n’est pas « le sien » qu’elle se doit de veiller scrupuleusement à la  laïcité du champ politique. Mais une fois prise cette précaution, elle  ne se prive pas d’essayer de confessionnaliser discours et stratégie  politiques : « Dieu protège la Syrie » proclament ainsi les panneaux qui  accueillent le visiteur arrivant de Beyrouth dans « le pays le plus  laïque de la région ». Pour contrer le slogan initial de ses  contestataires (« Dieu, la Syrie, la liberté et c’est tout »), les  communicateurs du régime n’hésitent pas à lier le destin du Président à  la même soumission (« Dieu, la Syrie, Bachar et c’est tout »).

C’est  donc l’autoritarisme ambiant, plus qu’une volonté librement exprimée par  chacune des communautés concernées, qui maintient, par la force et «  par le haut », la coexistence interconfessionnelle. Gratte-t-on un tant  soit peu le vernis de la cohabitation et ce sont, tout particulièrement  chez les minorités chrétiennes (grecque orthodoxe, grecque catholique,  syriaque, arménienne, etc., soit environ 8 % de la population) d’autres  discours, parfois d’une rare virulence sectaire qui peuvent faire  surface: tel prêtre évoque ainsi avec passion cette menace que fait  peser la loi « satanique » que mettrait inévitablement en œuvre un  pouvoir sunnite. Les évêques syriens ont tous eu à ce jour une attitude exceptionnellement frileuse vis-à-vis de l’opposition, s’attirant d’un petit nombre de membres de leurs communautés des critiques virulentes. La dynamique citoyenne est de ce fait vidée – fut-ce provisoirement –  d’une large partie de sa portée politique.

À peine les premières manifestations de Deraa avaient-elles eu lieu que fleurit donc très à  propos dans tout le pays une campagne de communication particulièrement pernicieuse. « Si l’on me demande à quelle communauté j’appartiens, je réponds : à la Syrie », proclamaient en souriant des citoyennes et des citoyens supposés représenter toutes les composantes de la mosaïque  ethnique et confessionnelle nationale. Sous-entendu : il existe dans le pays des gens qui visent à en stigmatiser d’autres sur la base de leur appartenance religieuse ou ethnique. Et les médias officiels diffusèrent  avec insistance une version des premiers heurts de Lattaquié toute  entière construite sur le registre, jamais étayé, d’une agression  concertée des sunnites contre leurs voisins alaouites. Depuis lors, d’un  bout à l’autre de la Syrie, les manifestants ont beau s’époumoner à  crier « Shaab Souriya wahid wahid wahid » (« Le peuple de Syrie est un,  un, un ») et, à Dera’, les cibles des sbires demander avec exaspération «  Mais qu’est-ce que c’est, un salafi ? », la rhétorique du régime a  continué à tenter de réduire l’horizon de leurs motivations à un  inacceptable prurit sectaire sunnite. Une seconde grande campagne de  communication a fleuri en mai pour mettre en évidence cette logique, où  chaque segment de la communauté nationale (« garçons ou filles », «  vieux ou jeunes », « petits ou grands », « de gauche ou de droite », «  traditionalistes ou modernistes » « nerveux ou calmes », « obstinés ou  complaisants» etc.) affirme (pour mieux se démarquer des hors-la-loi  partisans de la « fitna »…) son attachement passionné « au droit ».

La  stratégie du régime est donc double : en confessionnalisant et donc en  dépolitisant l’agenda de ses contestataires, il s’emploie à transférer  sur le terrain sécuritaire et « éthique » (selon un schéma que les  militaires putschistes algériens avaient inauguré en janvier 1992) une  confrontation qu’il sait perdue sur le terrain politique. Si ses efforts  n’ont pas totalement échoués, on l’a dit, c’est également enfin parce  que les sunnites représentent la majorité de la population et que ce  sont eux qui, statistiquement, ont payé le prix fort de la répression.  S’ajoute à cela l’épisode emblématique du soulèvement de 1982 à Hama, où  l’assassinat ciblé des cadets de confession alaouite a marqué les  esprits. Des fonds de discours anti-alaouite subsistent naturellement,  sans doute créés opportunément pour certains, colportés plus ou moins  explicitement par certains leaders en exil pour d’autres. Plus  certainement, des logiques de vendetta se sont de toute évidence  développées. Elles visent en particulier les membres des services de  renseignement militaire (notamment lorsque, comme à Jisr al-Choughour en  mai, ils ont été pris sur le fait et délogés du haut de l’immeuble d’où  ils tiraient sur la foule) et en général les forces de l’ordre, en  réponse aux violences premières de la répression. Ces vendettas ont pu  indiscutablement se couler ici et là dans le moule des appartenances et  des solidarités confessionnelles.

Mais ces lignes de clivage ne  peuvent en aucune manière structurer la lecture de la dynamique  politique en cours. Il serait donc extrêmement réducteur de ne lire la  révolte syrienne que par le prisme de ces « bandes armées salafies  soutenues par l’étranger » que le régime tente contre toute raison  d’imposer pour déguiser sa stratégie répressive dirigée contre la  population, en stratégie de défense contre les « hordes islamistes »  téléguidée de l’extérieur, notamment par le Liban de l’ex-premier  ministre Hariri et son mentor saoudien (calquant là encore, de façon  troublante, la pratique des généraux algériens dans leur « sale guerre »  des années 1990). Evidence ultime : le régime redoute comme la peste le  regard de tout observateur (local ou étranger) qui serait susceptible  de contredire la thèse qu’il assène, depuis les toutes premières  semaines de la crise, dans tous les médias qu’il contrôle. À l’image,  une nouvelle fois, du soin apporté par les chefs du DRS algérien à l’«  éradication » des voix dissidentes et à l’expulsion de tous les  correspondants de la presse étrangère à partir de leur putsch de 1992.

D’inévitables   exceptions ne permettent pas en tout cas de disqualifier sérieusement la charpente analytique la plus crédible : celle d’un pouvoir  manipulateur et mystificateur, enferré dans un parfait déni de la  réalité, enivré par sa capacité à imposer une représentation médiatique surréaliste niant totalement sa propre violence, qui fait tirer sur les   manifestants plutôt que de considérer sérieusement la possibilité de  devoir satisfaire des demandes, dont il sait que, pour être  dangereusement banales et universelles, elles aboutiraient  inéluctablement à mettre un terme à son règne.

Q4 : La  personne de Bachar al-Assad, plus que le régime lui-même, jouissait  d’une certaine popularité auprès d’une partie de la population syrienne.   Que reste-t-il de cette popularité après plusieurs mois de répression très violente ? La majorité de la population syrienne est-elle acquise à   l’idée de la nécessité d’un départ d’al-Assad ou bien certaines  catégories de la population le perçoivent-elles toujours comme un  possible réformateur ?
JMC : C’est une autre différence avec la situation tunisienne. Le désaveu  de la personne de Ben Ali était quasi général, aussi bien à l’intérieur  que, fut-ce plus hypocritement, parmi ses partenaires et sponsors  européens. Il n’en était rien en Syrie où, lors du lancement de la  révolte, face au front de ses opposants de tous bords (élites urbaines  lassées du verrouillage politique, couches moyennes paupérisées et  humiliées par les méthodes policières, religieux sunnites heurtés dans  leurs convictions, téléspectateurs de tous bords de la magie des  printemps tunisien et égyptien) Bachar, à l’intérieur comme sur la scène  diplomatique régionale ou internationale, était loin d’être si isolé  que cela.
Sur la scène internationale d’abord, il était en pleine  « ascension sociale » depuis son entrée fracassante – via son adhésion à  l’Union méditerranéenne – dans les cercles de la diplomatie européenne  puis occidentale. Depuis mai 2008, les ministres français ou européens  se bousculaient à Damas. Il jouissait de surcroît, intuitu personae,  d’une image infiniment plus positive que celle de Kadhafi – qui avait  lui aussi fait son entrée en 2003 sur la scène diplomatique légitime –,  mais également que celle de Ben Ali, peu déconsidéré depuis le début  même de son mandat. Bachar séduisait au contraire un par un ses  interlocuteurs occidentaux par le réalisme de sa communication  politique, sa maîtrise des dossiers, ses convictions modernistes – sur  le classique terrain de son « oeucuménisme laïque ».

Sur la scène   intérieure, la situation était loin de lui être totalement défavorable.  Même s’il existe de courageuses exceptions à la règle, on peut ainsi  estimer que le Président dispose – sans doute encore – du soutien d’une  majorité de sa communauté (alaouite, environ 10% de la population) et  donc du premier cercle de son pouvoir politique et militaire. Ne  serait-ce que de façon réactive, il a sans doute ensuite également le  soutien d’une majorité des communautés chrétiennes. Traditionnellement  inquiètes devant tout changement révolutionnaire en général, les  Églises, on l’a dit, se sont montrées plus réservées encore face à  l’hypothèse d’un rééquilibrage qui s’opérerait au profit de la majorité  sunnite, supprimant le cordon sanitaire de la minorité alaouite  gouvernante. Plusieurs responsables ont pris le parti d’assimiler  publiquement, sans trop de nuances, ni il est vrai de sens politique,  les sunnites aux Frères musulmans et ces derniers, contre toute  évidence, aux auteurs 30 ans plus tôt à Hama d’un soulèvement dont le  lexique n’avait pas toujours évité les raccourcis de la stigmatisation  sectaire. Même si, là encore, des exceptions militantes existent, le  soutien actif au pouvoir est donc assez vraisemblablement majoritaire de  la part des membres (entre 8 et 10 % de la population) des différentes  communautés chrétiennes. Les Druzes (une autre minorité religieuse  d’environ 10% de la population), s’ils n’ont pas été à l’avant-garde de  la mobilisation, lui ont fourni quelques porte parole. Si leur posture  communautaire est demeurée très attentiste, ils n’en sont de tout  évidence pas absents.

Les Kurdes (sunnites) étaient moins  naturellement acquis à un régime avec lequel, au début de la révolte,  ils étaient en tension ouverte. Après avoir été successivement des  obstacles de fait à la volonté nationaliste baasiste de promouvoir   l’hégémonie de la référence arabe puis, à l’opposé, une minorité devenue  précieuse pour former une alliance contre la majorité arabo-sunnite,  depuis le lancement du conflit irakien et le spectre d’un Kurdistan  autonome (qui s’est traduit par les émeutes de 2004 dans la ville de  Kamishli), ils étaient redevenus les cibles de la surveillance vigilante  et de la répression du régime. Celui-ci a tenté sans réel succès de se  les concilier par plusieurs mesures sélectives, dont, pour la première  fois, la célébration officielle de la fête du Noruz et, plus  significativement, l’attribution de la nationalité syrienne à plusieurs  milliers d’apatrides.

Last but not least, on peut esquisser  l’hypothèse que l’OPA lancée par le régime de Bachar en direction d’une  partie au moins de la bourgeoisie d’affaires sunnite urbaine avait  réussi. Alors que cette explication est en aujourd’hui sur le point  d’appartenir au passé, tant la réputation du Président semble avoir  régressé dans cette catégorie de la population, cette hypothèse  contribuerait à expliquer (avec l’exceptionnelle importance des méthodes  sécuritaires préventives, y compris, à Alep, des centaines   d’arrestations) le calme – même relatif – des deux principales  métropoles du pays. Et le fait qu’à la différence de l’Égypte et, dans  une certaine mesure, de la Tunisie, la révolte soit venue des villes  moyennes et non de la capitale.

Il n’est pas impossible enfin que   le régime dispose, depuis l’aggravation de la tension internationale, d’un soutien réactif. Une partie de l’opinion peut être déconcertée par   la volte-face européenne et par la dimension éminemment sélective de ce  qui ressemble parfois à un certain acharnement anti syrien. Sur ce  terrain, le vieux réflexe nationaliste contribue de toute évidence à  conforter le discours de discrédit des opposants, que le régime n’a pas trop de peine à accuser de n’être que les alliés objectifs des ennemis de toujours.

Algerie Network

 

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