Itinéraire d’un génie (2 et fin).
Par Mohamed Senni
Si Kacem 1953/54
« L’homme de génie meurt pour vivre alors que tout autre que lui vit pour mourir. Il vit dans le cœur des générations car il donne à leurs douleurs muettes des langues de feu et à leurs espoirs impotents des ailes de lumière » 1 Mikhaïl Nouaïmeh.
6.LE MARTYRE.
Quelques jours après, le monde entier se réveille stupéfait. Des Algériens, dans une synchronisation parfaite, frappent à travers tout le nord du pays. Si Kacem est chez lui en ce premier novembre historique. Il est emmené, dès le lendemain, et à deux reprises, par la DST.
Après avoir été interrogé, il est à chaque fois relâché. Le vendredi 5 il reçoit une autre interpellation où il a été retenu pour un interrogatoire jusqu’à une heure tardive de la nuit. Son frère aîné lui pose la question : « Qu’est-ce qu’ils te veulent ? » Il lui répond : « Ils veulent que je leur parle de mes compagnons du Caire et de leurs activités. Mais ils n’obtiendront rien de moi dussé-je y laisser ma vie ».
Il tiendra son serment jusqu’au bout. Le 6 novembre 1954, vers neuf heures du matin, la DST se présente à son domicile. Il a juste le temps d’attirer l’attention des siens pour cacher une mallette. Elle fut placée sous l’oreiller de sa mère feignant d’être malade.
Son père et son frère, absents de la maison, ne le reverront jamais plus. On apprendra plus tard qu’il avait été sauvagement torturé à Oran. Enlevé le samedi 6, son père et son frère se présentent le mardi 9 aux locaux de la DST à Sidi El Houari. Là, il leur est répondu qu’il a été transféré à Alger.
Ils s’y rendent le 13 et descendent à l’Hôtel des Bains, rue de Chartres. Au Gouvernement Général, on les oriente sur la DST au Climat de France. Après de longues heures d’attente, ils sont reçus par un agent qui les informe que Si Kacem s’est évadé la veille de leurs locaux. Est-ce l’espoir?
Ils retournent à Oran et déposent plainte auprès du Procureur pour séquestration qui n’eut jamais de suite. Qu’est devenu Si Kacem entre temps ? On le saura un an plus tard. Mais suivons l’ordre chronologique des évènements :
– Le 30 novembre 1954, « Le Journal d’Alger », appartenant au député d’Alger Blachette, roi de l’alfa et milliardaire, rapporte « une curieuse découverte » d’un cadavre nu, à l’embouchure de l’Oued Hamiz. Il écrit : « Ce cadavre est celui d’un homme petit (1,65 m environ), aux cheveux noirs et à la poitrine velue. (…) Il s’agit certainement d’un Européen, sportif comme en témoigne la musculature impressionnante des cuisses. L’une des jambes est à peu près complètement rongée. La tête est réduite à l’état de squelette. (…) Le corps entièrement nu se trouvait dans un sac de jute de fabrication française. Il était ligoté avec une ficelle de pêche de la grosseur du petit doigt et avec du fil de fer. La ligature commence autour du cou, descend à la taille qu’elle entoure à nouveau avant de nouer les pieds. La corde paraît neuve. Le Docteur Godart qui a examiné le cadavre et qui a procédé à son autopsie a conclu à une mort par immersion. (…) Un poumon en effet est congestionné (…). Le corps a séjourné environ un mois dans l’eau (…). Il a donc vraisemblablement été immergé d’un bateau. Un poids devait lester le cadavre pour le maintenir au fond de l’eau (…). La première brigade mobile, sous les ordres du commissaire Tomi et l’officier de police judiciaire Renavent s’est rendue sur les lieux ».
La découverte de ce corps a eu lieu 23 jours après l’arrestation de Si Kacem et 16 jours après son « évasion » des locaux de la DST. Le Docteur Godart, dans son rapport, note que le corps ne présente pas de traces de circoncision et a été enterré dans une fosse commune au cimetière européen de Fort de l’eau.
– Le 19 janvier 1955, « l’Echo d’Alger » publie un article ayant pour titre :« Parcourant l’Algérie, la Métropole et l’Egypte, Zeddour Mohamed, étudiant, servait d’agent de liaison entre les chefs nationalistes algériens. Le Tribunal Correctionnel le condamne par défaut ». La sentence retenue est : 5 ans d’emprisonnement, 150.000 francs d’amende, 5 ans d’interdiction de séjour et la privation de ses droits civils.
– Le 19 juin 1955, Si Mohammed part à Alger, descend à l’Hôtel des Bains dans l’espoir d’y rencontrer un ancien militant du PPA-MTLD. Ce militant, qui avait été hébergé dans la maison de Si Kacem chaque fois qu’il venait en Oranie pour collecter les cotisations au profit du journal El Manar, avait pour habitude de descendre dans le même hôtel. Voyant Si Mohamed qui avançait vers lui, il l’évita et sortit de l’hôtel. C’était Abdelhamid Mehri.
Le lendemain Si Mohammed fut arrêté au moment où il déposait la clé de sa chambre à la réception. L’un des deux agents qui le prirent en mains téléphone de l’hôtel au commissaire Tomi devant lequel il allait se retrouver quelques instants après. Après un interrogatoire musclé qui dura quelques heures, il fut jeté, le soir, dans une cellule. Le lendemain, à 15 heures, on lui signifia qu’il était libre et qu’il n’avait pas intérêt à rester à Alger.
– Le 12 août 1955, la Direction d’Alger de l’Administration des Contributions Diverses adressa à la famille un avertissement pour payer la somme de 152.975 francs représentant le montant de l’amende prononcée par le Tribunal Correctionnel d’Alger majorée des frais de justice. L’Administration insista pour se faire payer. Si Mohammed leur dit : « Vous dîtes que mon frère s’est évadé, quand vous l’arrêterez, il vous paiera ».
L’insistance de l’Administration était motivée par l’espoir de voir la famille de Si Kacem abandonner ses recherches. Elle ira même plus loin : des personnes se présentaient au domicile familial annonçant tantôt au père, tantôt au frère, que Si Kacem a été vu à Nador (au Maroc), dans les maquis de l’Est etc. Si Mohamed se verra même proposer la somme de 10 millions de francs pour arrêter les procédures engagées…
– 6 ou 7 novembre 1955. Nous sommes à une année de l’enlèvement de Si Kacem. Un homme d’une trentaine d’années, algérien, vient frapper à la porte de la maison de Cheïkh Tayeb El M’Hadji. Il apprend à Si Mohammed que son frère ne s’est pas évadé mais qu’il a été tué puis jeté à la mer. Il lui conseille de prendre contact avec Maître Pierre Popie, avocat à Alger. Cet avocat avait clamé que « l’Algérie française était déjà morte » et avait accumulé trop de dossiers sur les attentats contre terroristes et les tortures dans la Villa des Sources.
Maître Pierre Popie
Il sera assassiné dans son bureau le 25 janvier 1961. Les deux assassins et les deux commanditaires condamnés, seront libérés avec la complicité du colonel Godart le 22 avril 1961 (La guerre d’Algérie, sous la direction d’Henri Alleg).
Si Mohammed lui donne rendez-vous pour le lendemain matin. Ils se rendent chez Maître Thiers où l’envoyé réitère les révélations faîtes la veille. L’avocat d’Oran contacte son confrère d’Alger auprès duquel se rend Si Mohammed. Une plainte est déposée devant le parquet d’Alger.
– Le 10 novembre 1955, sous le titre « La mort d’un Etudiant », l’Express écrit : « Il y a, à Alger, une affaire en cours d’instruction où des policiers haut placés sont compromis. Il s’agit du meurtre d’un étudiant musulman âgé de 31 ans, Zeddour Belkacem, arrêté le 3 novembre à Oran. On le savait nationaliste. On savait également qu’il venait de faire un séjour au Caire et les services de la Sécurité du Territoire pensèrent s’être emparés avec lui d’un important agent de liaison avec l’Egypte (…) A son arrivée à Alger, l’un des policiers chargés de l’interroger constata que les tortures qu’il avait subies à Oran l’avaient mis dans un tel état de faiblesse qu’il ne pouvait même plus parler. Il conseilla de le laisser tranquille. C’est alors qu’un autre policier le « prit en main ». Après quelques instants, Zeddour Belkacem mourait.
Une mise en scène macabre fut alors organisée pour faire croire à la disparition de Zeddour. Le corps ficelé et mis dans un sac, fut chargé dans une barque, lesté de 70 Kg de plomb et jeté à la mer à 40 Km au large d’Alger. En même temps un rapport était établi par un inspecteur complaisant qui déclarait que Belkacem s’était évadé (…). Malgré l’incurie de l’identité judiciaire (aucune empreinte n’a été prise alors que les mains du cadavre étaient intactes), malgré la complaisance du médecin légiste qui avait conclu à la mort par immersion, les parents de Belkacem furent prévenus, reconnurent leur fils sur les photos de l’identité judiciaire et sont sur le point de se constituer partie civile ».
Ajoutons ceci : le policier qui le « prit en main » s’appelait Longchamps. Une bande magnétique l’atteste. Les personnes qui ont informé la famille de Si Kacem sur son assassinat sont celles-là même qui ont donné les indications précises au journal l’Express. Pourquoi ?
La raison en est que la Direction de la Sûreté Générale dépendait du Gouvernement Général de l’Algérie alors que la DST dépendait de Paris. Deux cadres de la Sûreté Générale, Ceccaldi-Raynaud, docteur en droit et Mosca un énarque, avec la collaboration de maître Pierre Popie, formaient un groupe opposé à la nouvelle direction qui était assurée par Pontal et son adjoint Longchamps. Des divergences évidentes et de taille sont à l’origine de cette guerre des polices.
Deux plaintes sont déposées : Une pour l’identification du corps et une contre X. Elles seront suivies de non-lieux.
Sitôt l’assassinat de Si Kacem dévoilé par la presse, des milliers de personnes se présentent au domicile du Cheïkh Si Tayeb pour lui présenter leurs condoléances. Par vagues successives, une marée humaine submergea le quartier de Saint Antoine. Des Fidaiyine d’Oran annoncent au Cheïkh qu’ils allaient déclencher des opérations de représailles. Le Cheïkh les en dissuada et ils obtempérèrent.
Sylvie Thénault.
« Une drôle de justice » titrait Sylvie Thénault son remarquable ouvrage (Ed. La Découverte, Paris, 2001) qui a inspiré à Gilbert Meynier ce commentaire : « Cette jeune historienne montre comment, dans une guerre cruelle que le pouvoir français refusait de considérer comme telle, les combattants algériens furent traités en criminels par une justice qui accepta de jouer le jeu de l’ordre militaire colonial dans son paroxysme. A l’exception de quelques magistrats, l’appareil judiciaire français accepta sans grands états d’âme, quand ce ne fut pas avec complaisance, son effacement et se rendit coupable d’un déni de justice permanent. (…) A vrai dire, dénis de justice et tortures furent le bouquet final d’une période coloniale où régnèrent en permanence la discrimination et le non-droit ».
Gilbert Meynier
La famille adresse cent treize lettres aux élus, au Président de la République, au Président du Conseil, aux ministres de l’Intérieur et de la Justice. Parmi les réponses :
– Celle, écrite le 26 novembre 1955 (Réf 668/SP) par Jacques Soustelle, Gouverneur Général de l’Algérie, suite à celle que lui avait adressée le père de Si Kacem le 23 du même mois. Soustelle informe le Cheïkh qu’il a « prescrit, le 23 novembre, au Procureur Général d’Alger d’ouvrir une information judiciaire relative, en premier lieu, à l’identification du corps découvert près de Fort de l’eau le 30 novembre 1954 ».
En donnant l’assurance que rien ne fera obstacle à la manifestation de la vérité, il s’étale sur l’auteur anonyme de l’article auquel faisait référence Cheikh Tayeb El M’Hadji.
– Lettre datée du 15 décembre 1955 (Réf SN/CP-5766) émanant du ministre de l’Intérieur, Maurice Bourges-Maunoury et adressée à Pierre Mendès France, ancien président du Conseil et député de l’Eure l’informant qu’il avait «tout spécialement signalé cette affaire à un Inspecteur Général de l’administration, Bardon, qui s’est aussitôt rendu à Alger pour procéder à une enquête ».
– Lettre du 8 mai 1956, adressée par Charles HERNU, député de la Seine et futur Ministre de la Défense sous François Mitterrand, à Si Mohamed, accompagnée d’une copie de la lettre que lui a adressée, le 2 mai 1956, François Mitterrand sur« l’affaire Zeddour » et sur laquelle nous reviendrons un peu plus loin.
Le mémoire rédigé par Maître Birnesser, avoué, assisté par maîtres Deville du barreau d’Oran et Popie avocat à la Cour d’Appel d’Alger note :
« Au cours de l’instruction menée par Monsieur le Doyen des Juges d’Instruction d’Alger un fait troublant s’est révélé : La disparition des différents fichiers anthropométriques des empreintes digitales de Zeddour Belkacem ».« Que cette disparition plus que suspecte devient troublante dès lors que l’on rapproche la formule dactyloscopique des empreintes de Zeddour Belkacem avec celles prises sur le cadavre découvert à l’embouchure du Hamiz ».« Que l’on est forcé de constater qu’il y a quasi-identité entre ces deux formules dactyloscopiques » etc.
La famille qui a connu le calvaire est fixée sur le sort de son fils. De même que l’opinion publique et, à ce titre, on se limitera à citer Guy Pervillé qui rapporte dans son ouvrage » Les étudiants algériens de l’université française 1880-1962″préfacé par Charles Robert Ageron (Editions du CNRS) que «la grève du 20 janvier 1956 – de l’UGEMA – était motivée par le sort tragique de Belkacem Zeddour».
Son frère entreprit une enquête personnelle. Il retrouve le gardien du cimetière européen de Fort de l’eau, un certain Boukerdous, qui lui confirma avoir, lui-même, enterré son frère. Si Kacem repose dans une fosse commune avec un groupe de marins russes qui avaient péri en mer près des côtes algériennes dans le cimetière cité. Seules des fouilles et des analyses d’ADN pourront situer ses restes. Mais son père avait pour des raisons pertinentes refusé.
Au lendemain de la guerre de libération, Pierre Vidal-Naquet publie « La torture dans la République ». Il rappelle notamment : «la torture, et avec elle bien d’autres procédés de répression, des exécutions sommaires aux déplacements massifs de population, ont été couramment employés pendant la guerre qui s’est achevée en 1962. Le fait n’est nié par aucun esprit sérieux mais, précisément, les « esprits sérieux » s’imaginent volontiers que ce qu’ils savent est connu et assimilé par autrui. L’enquête la plus sommaire montre qu’il n’en est rien, et les « esprits sérieux » ont une part de responsabilité dans cette ignorance fort générale. Certes, tous les témoignages possibles et imaginables ont été publiés : témoignages des victimes et témoignages des bourreaux. Tout dernièrement, le plus notoire d’entre ces derniers, le général Massu, a pris la parole et fait l’apologie d’une torture fonctionnelle, comparable à l’acte médical du chirurgien ou du dentiste. (…) Un débat public qui a duré ce que durent les débats publics s’en est suivi. (…) Mais ce qui n’a pas, à mon sens, été traité, c’est précisément l’essentiel, la dimension proprement politique de la torture quand elle est une institution d’Etat ».
Pierre Vidal – Naquet
Dans le Quotidien d’Oran, du 02 novembre 2000, l’ami fidèle de la famille, Si Abdelkader Maachou (qui avait fait partie du gouvernement de Ben Bella), pour lequel nous avons hérité de nos aînés, estime sincère et profond respect, qui nous a quittés il n’y a pas si longtemps, écrivit, à la fin de son article intitulé «Zeddour Kacem : Une lutte et ses racines » : « Que reproche le Tribunal Correctionnel d’Alger à Si Kacem? D’avoir édité en 1947, quand il était étudiant à la Zitouna de Tunis, un bulletin secret « Le Guide » et, quand il était au Caire, d’avoir été l’agent de liaison du PPA ? Il n’y avait vraiment pas là de quoi assassiner froidement, un haut cadre, et qui plus est, un intellectuel de niveau, dont la famille jouit de la considération générale la meilleure ».
Nous avons signalé, ci dessus, quelques lettres de très hauts responsables français et celle, dans un style lapidaire et oiseux, écrite par François Mitterrand le 2 mai 1956. L’homme qui se réclamait de Jaurès était alors Garde des Sceaux. Il se distingua, sans panache, par la reprise d’un slogan rabâché à l’envi « l’Algérie c’est la France»dont on a usé et abusé et, un peu plus tard par « Chaque Algérien est un Fellagha en puissance et la seule négociation c’est la guerre ».
C’est lui qui obtint les pouvoirs spéciaux pour l’Armée où son Ministère était représenté par un Juge, Jean Bérard, chargé de transmettre ses ordres aux autorités militaires, avec garantie d’une couverture totale, et Mitterrand était journellement tenu au courant. C’est lui qui ordonna au cynique Aussaresses de prendre Ben M’Hidi à Bigeard qui, devinant l’issue fatale, fit rendre les honneurs militaires à son prisonnier « le deuxième homme devant lequel je me suis incliné après Ho Chi Minh » dira plus tard le colonel devenu général.
Ce qu’il y a de plus abject, c’est qu’Aussaresses a fait, sans le moindre remords, l’apologie de son œuvre barbare, de la même manière que s’était obstiné Paul Tibets, l’aviateur américain qui a largué les deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki – alors que le Japon était déjà militairement vaincu -, à n’exprimer aucun regret espéré et demandé avec insistance par tout le peuple nippon. Enfin, en tant que Président de la République, il réhabilita les généraux de l’OAS…et faillit obtenir de Chadli la suppression d’un couplet de « Kassaman » qui interpellait la France.
Il y a dans l’acharnement de la France contre le peuple algérien des raisons diverses qui relèvent de la mauvaise conscience : la violation des traités Desmichels et de la Tafna- ce dernier ayant été falsifié par Bugeaud lui-même – signés avec l’Émir Abdelkader et la trahison de la parole française qui lui a été donnée deux fois dans la même journée du jeudi 23 décembre 1847, au milieu de l’après-midi à Sidi Brahim par le Général Lamoricière et à la fin de la journée à Ghazaouet par le Duc d’Aumale, fils du Roi des Français.
Officier durant la conquête de l’Algérie, le lieutenant-colonel de Montagnac écrit à Philippeville le 15 mars 1843 : « Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées. Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe : l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied. Qui veut la fin veut les moyens, quoiqu’en disent nos philanthropes. Tous les bons militaires que j’ai l’honneur de commander sont prévenus par moi-même que s’il leur arrive de m’amener un Arabe vivant, ils recevront une volée de coups de plat de sabre. (…)
Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger les bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs. En un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens. » Rêvant obsessionnellement de se mesurer à l’Émir, il l’eut en face de lui, le 21/22 septembre 1845 – il y a 180 ans jour pour jour- à Sidi Brahim (Wilaya de Tlemcen). Au premier choc des deux troupes, il fut rayé de la liste des effectifs laissant derrière lui tous ses rêves et l’opprobre des siens.
Mais auparavant la France avait connu Aboukir, Trafalgar, Waterloo etc. sonnant le glas de l’hégémonie de Napoléon 1er qui subira, à Sainte Hélène, les pires humiliations anglaises jusqu’à sa mort.
Puis il y eut ensuite la débâcle de Dien Bien Phu où GIAP renvoyait tous les stratèges de l’Hexagone à leurs études militaires. La France voulait une victoire, à tout prix. Dès lors tous les moyens qui paraissaient bons devenaient légaux et légitimes. Et ce fut l’horreur qui fera dire à Jean-Paul Sartre en 1962 :
Jean Paul Sartre
« Depuis 7 ans, la France est un chien fou qui traîne une casserole à sa queue et s’épouvante chaque jour un peu plus par son propre tintamarre. Personne n’ignore aujourd’hui que nous avons ruiné, affamé, massacré un peuple de pauvres pour qu’il tombe à genoux. Il est resté debout. Mais à quel prix ! ». Des bêtes immondes furent lâchées sur le peuple algérien. Et c’est de Paris, à partir de bureaux cossus que tout le massacre était pensé, programmé et béni par de notables et respectables responsables.
Je cède, humblement la place à Malek Bennabi qui a décortiqué cette hantise des hommes qui étaient venus généreusement nous « civiliser ».
Malek Bennabi.
Le 17 juin 1957, il rédige à partir du Caire, une brochure sous le titre « SOS… Algérie » diffusée gratuitement en arabe, en français et en allemand pour servir l’effort de guerre algérien. « Le massacre a aussi son effet de sélection. Dans la forêt incendiée, on veut que le feu dévore certains arbres désignés à l’avance. Au mois de mai 1945, une fureur de massacre s’était abattue sur l’Algérie où elle avait fait plus de quarante mille victimes. Mais on pouvait noter, dans certains des centres touchés comme Guelma par exemple, la disparition quasi totale de l’élément qui savait lire et écrire, c’est-à-dire l’élite dans un pays où l’analphabétisme était la condition générale… Cela répond à des objectifs déterminés. Ce n’est pas le fait du hasard si le vénérable Cheikh Larbi a disparu sans laisser de traces. On a expliqué sa disparition par son refus d’entrer dans les vues du gouvernement français comme « interlocuteur valable ».
« (…) Il faut comprendre les « principes », d’une part, et les nécessités de leur adaptation, de l’autre. Le gouvernement français a certainement compris la nécessité d’adapter les « principes » traditionnels de sa politique à la situation nouvelle créée par la révolution du peuple algérien. Mais « adapter » un principe n’est pas modifier sa nature : il faut simplement lui donner un nouvel aspect plus conforme aux conditions nouvelles.
« Voilà la logique de l’épuration. Donc en même temps que son effet de masse, le massacre a un effet sélectif pour défricher le chemin vers la solution apparente ».
« Jetez la Révolution dans la rue et vous la verrez portée par des millions d’hommes ». La prophétie de Ben M’Hidi se réalisa. Dans une communion totale, comme il n’en connaîtra jamais plus, le peuple algérien bouleversa toutes les données des plus autorisés des théoriciens. Une page d’or s’écrivit dans la douleur.
Dans cet ultime combat, le Cheikh Tayeb El M’Hadji continua le sien : la lutte contre l’ignorance. Et il fera même plus : c’est chez lui que se rendaient les résistants pour faire serment de ne pas se dénoncer quoiqu’il arrive. Au plus fort de la guérilla urbaine à Oran, il fut informé que des rivalités, qui ne présageaient rien de bon, prenaient corps entre deux tendances antagonistes. Il fit venir leurs responsables et les sermonna : un bain de sang, aux conséquences incalculables, fut évité de justesse.
VII. ESPOIRS.
Les mois et les années qui s’ouvrent devant nous, vont connaître une multitude de cinquantenaires et de «soixantenaires » que nous avons le devoir de méditer profondément. Il y a là une occasion historique pour restituer ces grandes figures à la mémoire collective, au peuple dont elles sont issues et dont elles ont porté spontanément les espérances jusqu’au sacrifice suprême.
Il est impératif que le peuple comprenne que nos Martyrs ne sont pas morts pour rien, car ils ont su et voulu donner un sens à leur combat et à leur sacrifice. Sans risquer de trahir leur esprit, ils étaient assurément épris de révolution et, comme l’a judicieusement rappelé Pierre Rossi, ce « terme qui désigne sans doute, ici comme ailleurs, le désir d’un peuple de ne pas s’oublier, de remonter au contraire aux sources originelles dont il est issu (…) [pour] s’engager dans une véritable reconquête de soi dont les phases, pour confuses qu’elles paraissent, ne doivent pas faire perdre de vue la lumière directrice ».
Les sacrifices des martyrs ont mis fin à la nuit coloniale et permis au peuple algérien de recouvrer sa liberté et sa souveraineté. Ils étaient conscients que de cette manière seulement, les Algériens allaient renouer avec leur culture et leur histoire longtemps bafouées pour œuvrer à la détermination de la personnalité nationale longtemps étouffée. C’est alors que s’ouvrent les perspectives de l’émancipation de la société algérienne et de sa capacité à construire un système politique performant. Mais c’est déjà un autre débat.
Rappelons enfin qu’à côté de centaines de milliers d’Algériens exécutés, torturés ou handicapés à vie, il y a eu aussi des femmes et des hommes Français, de diverses tendances (hommes d’Eglise, simples citoyens, intellectuels, communistes…) qui ont embrassé la cause algérienne pour l’Honneur de la France. Beaucoup ont connu le sort de leurs frères algériens. « Deux malheurs mêlés font du bonheur »écrivait Hugo…Qu’ils soient toujours vivants ou déjà morts, ils vivent et vivront toujours dans le cœur de tous les enfants éclairés dont ce pays n’a, grâce à Dieu, jamais manqué.
Nous avons déjà dit que Si Kacem est enterré dans une fosse commune dans le cimetière chrétien de Fort-de-l’Eau (aujourd’hui Bordj El Kiffan). Et si Maurice Audin s’y trouvait ?
VIII.Postface.
A la fin de l’année passée 2014, la famille du Martyr Si Kacem, a entamé la réalisation d’un documentaire d’une durée de deux heures sur l’itinéraire de son parent. Des témoignages ont été faits par diverses personnalités des deux côtés de la Méditerranée : en Algérie par, entre autres, Lamine Khane, rédacteur de l’Appel de l’UGEMA, Monsieur Ahmed Taleb El Ibrahimi qui reconnaît n’avoir connu le Chahid qu’à travers cet Appel précité et surtout par les témoignages que lui en faisait Boumédiène. En France, par le plus grand spécialiste des guerres coloniales, le Professeur Charles Jaufret qui nous fit des révélations incroyables qui doivent nous interpeller tous pour une vraie réécriture de l’Histoire de la Guerre d’Algérie, par Yves Bonnet, patron de la sinistre DST au moment des événements et par Charles Ceccaldi-Raynaud qui était le haut responsable de la Police Générale dépendant du Gouvernement Général d’Algérie sur lequel nous allons nous arrêter un instant.
Charles CECCALDI-RAYNAUD Revenant à Monsieur Charles CECCALDI-RAYNAUD, nous pouvons dire que sa décision d’informer la famille sur l’assassinat de Si Kacem a permis à celle-ci de faire son deuil et lui a évité, contrairement à des milliers de familles, d’attendre la fin de la guerre pour connaître ce que la destinée et la folie des « civilisés » ont réservé à leurs enfants. Sur son témoignage qui a duré quelque quarante minutes, nous n’avons retenu que la conclusion contenue dans le lien qui suit.
Cet ancien commissaire d’Alger a publié cette année (2015) un livre dont nous reproduisons la photo de la une. Le titre sentencieux et explosif, un zest provocateur a laissé l’opinion française dans une tiédeur génératrice de questionnements pour lesquelles nous avons des éléments de réponse que nous nous abstenons d’aborder car n’entrant pas dans le cadre de ce rappel et reste confiné dans un environnement strictement franco-français.
Quant à Monsieur Yves Bonnet, ex-patron de la DST, il s’est bien gardé de divulguer le moindre indice. Son silence mettait en relief des informations sciemment tues car ne pouvant balayer d’un revers de main des « choses » terrifiantes orchestrées par lui quand il n’y aurait pas personnellement contribué. Il promet la sortie d’un livre sur les événements qu’il a vécus.
Ni le documentaire, ni les nombreux articles, au demeurant fort semblables, n’ont posé la question essentielle : qui a donné Si Kacem à la DST ? Pour tenter d’y répondre, nous rappelons que nous avons signalé une rencontre à Sig avec Ben M’Hidi. Celui-ci venait, face au refus de Messali d’être le « Chef » de la Révolution, de faire une tentative auprès du Docteur Lamine Débaghine à qui il a rendu visite, accompagné de Didouche Mourad et, si je ne m’abuse, de Mohamed Boudiaf également. Or le Docteur, froissé, refusa la proposition de ses amis du PPA car n’admettant pas qu’il ne fût pas mis au courant de ce qui allait se passer, tout en épousant leur projet d’insurrection et les assurant de son soutien.
Les trois, conscients qu’aucun d’eux n’était « connu » du Peuple, il leur fallait trouver un patriote qui ne peut se soustraire à ce noble devoir. Qui était mieux placé qu’un militant farouchement convaincu, qui s’était préparé militairement au combat et qui maniait sept langues (arabe, français, espagnol, anglais, allemand, persan et hébreu ?). Et c’est cette question qui fut abordée, à Sig, entre Si Larbi et Si Kacem qui, voyant que le Premier Novembre étant imminent, était tenu de répondre à l’aspect sacré du sujet et il accepta de souscrire au désir de ses compagnons. Mais au lieu de partir de suite au Caire, il céda à la demande de sa mère pour rester auprès d’elle quelques jours de plus.
Son frère aîné, militant UDMA, n’a jamais été mis au courant de ses activités tant la discrétion de son jeune frère était totale et il ne pouvait parler de ses activités qu’à un noyau restreint dont le militantisme était le meilleur garant de leur probité.
La journée du 1er Novembre a complètement dérouté les services secrets français et ce n’est que le lendemain qu’il fut emmené, à deux reprises aux locaux de la DST. Celle-ci a agi sur injonction de sa hiérarchie à qui le nom de Si Kacem a été sûrement donné. Et ceci ne pouvait émaner que du Caire !
Quelle était la situation qui prévalait dans la capitale égyptienne ?
Rappelons qu’au matin du 1er juin 1947, un navire battant pavillon australien faisait escale à Port Saïd en Egypte. Il avait à son bord Abdelkrim Al Khattabi, héros de la guerre du Rif et tous les membres de sa famille en cours de transfert pour la France. Six nationalistes marocains, algériens et tunisiens montèrent à bord du navire et firent évader le grand résistant avec les siens. Les Algériens étaient : Mohamed Khider et Chadly Mekki.
Aussitôt fut renforcé le Bureau du Maghreb Arabe qui englobait les nationalistes du Maroc, d’Algérie et de Tunisie. Mohamed Ben Abdelkrim al Khattabi désigna un responsable militaire pour s’occuper de la formation des activistes des trois pays du Maghreb.
Ce responsable s’appelle Trod, d’origine marocaine et qui avait intégré l’académie militaire d’Irak à l’âge de 15 ans où il fut un élève très remarqué. Il le fut davantage quand il participa à la guerre de Palestine. En apprenant la présence, au Caire, de Mohamed Ben Abdelkrim Al Khattabi qui était son héros, il le rejoignit pour se mettre à son service.
Et c’est lui qui forma la quasi totalité des activistes du Maghreb, Boumédiène compris quoi qu’il ne fut jamais un foudre de guerre. Un seul ne figura pas au nombre de ses élèves : Si Kacem qui fréquentait pourtant assidûment Abdelkrim.
En avril 2003, mon plus jeune garçon, se trouvant au Maroc reçut un appel du neveu du Chahid lui donnant les coordonnées de Si Trod pour l’associer au documentaire en préparation. Mon fils lui téléphona pour lui demander une entrevue ce que le Grand Militant, hospitalisé à l’hôpital militaire de Rabat, accepta avec joie. Au moment où mon fils se retrouva dans la chambre du malade, entouré des membres de sa famille, Si Trod lui dit qu’il était toujours heureux de rencontrer des Algériens qui le recevaient toujours avec tous les égards et tous les honneurs dus à son haut rang et pour l’abnégation dont il ne se départit jamais dans l’accomplissement de sa mission. « Ma plus grande joie – lui dit-il – a été de recevoir quatre généraux algériens qui furent mes élèves en Egypte.
Si Trod avec mon fils à Rabat.
Après son arrestation à Alger le 12 mai 1950 suite au démantèlement de l’OS, Ben Bella « donne » délibérément, sans contrainte, avec une aisance conviviale totale, « 363 militants de l’OS dont 252 seront jugés ». Après une fuite organisée de la prison de Blida, il se retrouve au Caire en passant par Marseille, Paris et la Suisse ! L’homme évoluait avec trop d’assurance. D’où la tenait-il ? C’est une longue histoire. Pour quelle raison n’a-t-il pas été mis au courant du déclenchement des hostilités ? Qui redoutait Si Kacem parmi ceux qui étaient au Caire à part lui ? Ah ! Si les archives pouvaient parler…tous les vrais Martyrs pourraient dormir du sommeil des Justes.
Sidi Bel Abbés le 25 Ramadhan 1425, 08 Novembre 2004. Revu en septembre 2015.
- Traduit, ainsi que tous les textes originellement en arabe par l’auteur de l’article.
- Toutes les lettres citées ainsi qu’environ une centaine d’autres sont disponibles auprès de sa famille.
- De très nombreuses correspondances existent chez les enfants du premier Secrétaire Général de la ligue arabe ainsi que chez la descendance de Sayyed Kotb.
- La Fondation Mossadegh, installée en Suisse, dispose de lettres de Si Kacem.