Un débat passionné s’est établi en Algérie au sujet de la langue, ou des langues. C’est rassurant. Cela prouve que, de bonne ou de mauvaise foi, les Algériens en ont compris l’importance. En effet, ce sujet est tout sauf technique. Il ne s’agit pas de s’accorder sur le choix d’un simple outil de communication mais de bien plus que cela…
Le premier des commandements du Coran tient dans l’injonction « Lis ! ». La Genèse nous apprend qu’« au commencement était le Verbe ».
Rappelons brièvement les termes du débat. Il y a les tenants de la réhabilitation de l’arabe sous sa forme savante, ceux qui souhaiteraient son abandon au profit de l’arabe populaire (ou parlé, ou dialectal, selon les périodes auxquelles l’on se réfère), enfin ceux qui se prononcent pour un bilinguisme qui se traduirait par un statut identique pour l’arabe populaire et le tamazight. Certains plaident, mais en sourdine, pour le recours au français en avançant les raisons historiques que tout le monde connait.
Certaines suggestions sont apparemment pertinentes. Le recours à l’arabe populaire est de celles-ci. Quoi de plus sensé que de faire de la langue maternelle la langue officielle ? L’arabe populaire a structuré l’imaginaire de la majorité des Algériens, à travers les berceuses des mères, les poèmes du chi3r el Melhoun, les textes du cha3bi, surtout quand ils sont portés par l’inoubliable voix du Cheikh Hadj Mohamed El Anka, les boqalas, les devinettes (el mhadjiates), les contes…
Mais quel rapport entre la langue magnifique, suave, qui irriguait ces textes et le sabir actuel, réceptacle odieux des vulgarités empruntées à l’espagnol, au français, parfois même à l’arabe ? Aucun ! Le poète Paul Valéry considère que « la langue est la maison de l’être ». Si nous faisions de cet idiome notre langue commune, nous adopterions ipso facto un gourbi pour y abriter notre être ! Il est intéressant de noter que les poètes populaires, les conteurs, les chanteurs de l’époque, excellaient dans la maniement de la langue savante.
C’est ainsi qu’ils ont réussi à donner à celle-ci un digne substitut qui avait réussi à être populaire sans devenir vulgaire. La raison de la dégradation rapide de l’arabe populaire tient sans doute dans le fait que la dégradation de la maîtrise de la langue savante à laquelle il était adossé, de laquelle il procédait, lui a fait perdre sa substance.
La maîtrise de la langue savante s’est dégradée en dépit de la généralisation de son enseignement. Celui-ci avait été imposé de manière autoritaire. Il avait été confié à des professeurs locaux qui n’avaient pas été préparés et à des « coopérants » moyen-orientaux. Ces derniers étaient loin de constituer l’élite de leurs pays d’origine. De plus, ils ont largement profité de la position qui leur était offerte pour obscurcir le jugement de nos enfants et leur inculquer des préceptes étrangers à nos traditions. Le résultat a été « brillant » : des générations d’élèves parlant une langue approximative et dressés à refuser la notion même de nuance !
Ce n’est donc pas la langue arabe qui est responsable du piteux état décrit ci-dessus. Ce sont plutôt l’improvisation, l’incompétence, un stupide autoritarisme revanchard, qui ont réussi là où la France coloniale avait échoué, faire de la langue savante un objet de rejet…
Rappelons en effet que la France coloniale contraignait les professeurs d’arabe (Algériens naturellement) à enseigner cette langue comme une langue étrangère, durant la misérable heure hebdomadaire qui lui était consacrée. Les explications et les commentaires étaient donnés en français, les mots étaient dès leur apparition traduits dans la langue du colonisateur.
A contrario, le français était enseigné comme une langue maternelle. Il faut rappeler également que le colonisateur faisait la promotion de l’arabe dialectal. Cela devrait suffire au moins à s’interroger sur l’opportunité de chausser les bottes du colon en instaurant le système dont il rêvait et qu’il n’a pas réussi à implanter.
Le tamazight est une langue mère. Ce n’est pas le moindre de ses mérites que d’avoir réussi à se maintenir tout au long des siècles. Il convient de le préserver comme l’un des joyaux de notre patrimoine. A ce titre, il faut éviter qu’il soit un objet de polémique entre les Algériens puisque nous l’avons tous en partage. Son enseignement ne saurait rester cantonné à des régions particulières. Il a vocation à embrasser toute la nation. La question de son statut ne se posera plus quand il accédera au statut de langue nationale, non par la grâce d’un décret, mais par la généralisation de son usage.
132 ans d’acculturation ont produit des dégâts profonds. On ne peut hélas les effacer mais nous pouvons et nous devons nous réapproprier le patrimoine dont nous avons été sevrés. Au premier rang de ce patrimoine figure notre langue, celle dont usait l’Emir Abdelkader quand il sillonnait l’Algérie pour s’adresser à tous les Algériens.
Cette langue n’était sans doute guère différente de la langue savante. Elle doit certes s’ouvrir à la modernité en accueillant les innombrables vocables nés du développement technologique. Mais elle possède déjà la complexité, la richesse, qualités qui permettent le débat, alors que la langue actuelle de la rue ne se prête, par son indigence lexicale, qu’à l’affrontement.
Méfions-nous des idées apparemment bonnes. Les Japonais ont été tentés durant l’ère Meiji de simplifier leur langue en la débarrassant des idéogrammes si difficiles à acquérir et à retenir. Ils l’ont fait en essayant notamment d’imposer des alphabets simplifiés. Ils en sont très vite revenus et les idéogrammes ont été rétablis ! La recherche de la simplicité n’est pas toujours un gage de réussite. Si l’on trouve parfois que le chemin est difficile, il faut se demander si ce n’est pas plutôt le difficile qui est le chemin.
Un dernier mot ; il est vrai que l’UNESCO préconise l’apprentissage de la langue maternelle à l’école. C’est sans doute ce qui a conduit la ministre de l’éducation nationale à proposer que, durant les premiers mois de la scolarité de l’enfant, l’enseignement se fasse en arabe dialectal. Elle présente son initiative comme transitoire et elle insiste sur le fait que le but de l’opération n’est pas d’instituer l’arabe dialectal comme langue d’enseignement mais de préparer les élèves à un apprentissage correct de la langue savante.
On peut ne pas être d’accord avec cette approche pédagogique, on peut penser à juste titre qu’elle requiert la présence d’un corps enseignant rompu aux deux langues et très bien formé qui risque de faire défaut, mais de là à la présenter comme une manœuvre néocoloniale, c’est faire preuve d’une malhonnêteté qui augure mal des débats futurs…