Le nœud gordien algérien
Mustapha Benchenane, politologue, Université Paris-Descartes Sorbonne
Brahim Senouci, physicien, Université de Cergy-Pontoise
Huitième partie : La crise dans le système de croyance
On touche là à une dimension « explosive » s’agissant des causes du problème identitaire, puisqu’elle concerne le sacré, la religion. S’il fallait donner un poids aux différentes composantes de l’identité, la religion et la langue constitueraient 90 % de l’ensemble.
Le rapport à la religion est ambigu et complexe.
La crise de l’identité en Algérie s’explique en grande partie par la disjonction patente entre la pratique religieuse et l’éthique. Bien sûr, ce phénomène n’est pas nouveau. Il y a toujours eu des gens suffisamment peu scrupuleux pour afficher une piété ostentatoire, tout en prenant des libertés avec la morale.
Toutefois, cette attitude était probablement moins répandue durant les dernières décennies, y compris durant celles de la colonisationet, et c’est le plus important, elle suscitait le rejet de la part de la communauté. Avant le vent de consumérisme et de rapine qui souffle sur l’Algérie d’aujourd’hui, les comportements étaient imprégnés par un souci de ne pas heurter la sensibilité ambiante, largement formée par la prégnance d’un Islam paisible, sans affectation. Il y avait sans doute moins de monde dans les mosquées, mais aussi beaucoup moins d’agressivité dans les rues, moins de violence, moins d’intolérance.
Le magistère religieux n’était reconnu qu’à quelques rares anciens, autant sans doute pour leur connaissance des textes que pour leurs qualités personnelles, leur honnêteté, leur dévouement, leur désintéressement. La religion jouait le rôle que lui assigne son étymologie, celui de relier les individus, d’assurer leur cohésion. L’Islam a joué ce rôle pendant des siècles. Encore une fois, il a pu le faire parce qu’il n’était pas excluant. Bien sûr, il y avait une incitation permanente adressée à la société pour que ses membres observent scrupuleusement la lettre des dogmes.
Pour autant, ceux qui ne s’y soumettaient pas n’encouraient pas l’ostracisme. Ils participaient aux activités collectives. Ils s’abstenaient toutefois de manifester publiquement leur « différence ». En fait, même s’ils ne pratiquaient pas, même s’ils n’avaient pas ou peu de foi. Ils étaient culturellement musulmans. En tant que tels, ils tenaient pour leurs les valeurs de la civilisation née dans le creuset de l’Islam.
Le respect des minorités religieuses était la règle. Il est de bon ton en Occident de blâmer les sociétés musulmanes pour le statut de « dhimmitude » qui était réservé aux non-musulmans. Si ceux qui tiennent ce genre de propos avaient la curiosité de s’intéresser au sort des non chrétiens en Occident, peut-être s’abstiendraient-ils de les tenir. Il valait certainement mieux être dhimmi dans l’Andalousie musulmane que musulman ou juif sous le règne de Ferdinand et d’Isabelle la catholique. A titre simplement anecdotique, le représentant officiel de l’Emir Abdelkader, celui qui était investi de sa confiance totale et qui lui servait de porte-parole dans les négociations avec les généraux de l’armée française était un certain Duran, juif…
Aujourd’hui, une telle situation serait inconcevable. La discorde est devenue la norme au sein même de l’Islam. Bien souvent, des mouvements venus d’ailleurs ont réussi à avoir pignon sur rue. Il ne s’agit pas de simples différences de lecture ni d’innovations inoffensives. Ce sont des contradictions tellement profondes qu’elles en deviennent meurtrières. Entre sunnisme et chiisme, c’est une vieille histoire, un différend politique qui a débouché sur une guerre séculaire, sans merci. Des tensions se sont manifestées au sein même du sunnisme.
L’Algérie y échappait parce qu’elle était plutôt une terre de soufisme. Les innombrables zaouïas qui y cohabitaient ne se faisaient pas la guerre. L’intériorisation de la religion qu’elles prônent, l’omniprésence de l’émotion dans les manifestations religieuses, en faisaient un des piliers de la société algérienne. Elles assuraient également un rôle éducatif et caritatif. Les grandes rencontres annuelles qu’organisaient les plus prestigieuses d’entre elles drainaient un flot immense de visiteurs venus communier, par le dhikr, la répétition du nom de Dieu, la transe parfois. Méprisée, à tort, et combattue notamment par l’Association des Oulémas, cette forme de culte populaire s’est longtemps imposée en Algérie avant de disparaître presque totalementsous les coups de boutoir de l’intégrisme conquérant.
C’est ainsi qu’on est passé d’une pratique simple, modeste, mais aussi populaire et joyeuse à un rituel sévère, sans compromis. Les injonctions se sont mises à pleuvoir, sur la tenue vestimentaire, les habitudes alimentaires. Tout le monde s’est mis à légiférer. Tout le monde est devenu exégète et un jeu pervers s’est instauré, une sorte de compétition dans laquelle c’est le plus sévère, le plus intolérant qui gagne.
La majorité des conversations a fini par tourner autour des mêmes sujets, devenus obsessionnels. Des siècles de pratique paisible ont cédé devant un rigorisme totalement inconnu jusqu’alors. On pouvait être taxé de mécréant parce qu’on ne faisait pas sas ablutions selon la norme édictée par telle chapelle. Des imams ont été excommuniés.
Prier dans leurs mosquées était considéré comme une marque d’impiété. Peu à peu, une partie de la population s’est rigidifiée. Tournant le dos à la vie, ses membres n’ont pour seul horizon quotidien que la recherche éperdue d’une version toujours plus « pure », toujours plus dure de la pratique religieuse. La société algérienne s’est adaptée à cette nouvelle réalité, mais de la pire des façons, en « faisant semblant ». Tout le monde va à la mosquée, la majorité des femmes sont voilées. Le problème, c’est que ce beau résultat n’est pas le fruit d’une conviction intériorisée. Il est le fruit du conformisme et de la peur d’en sortir. Et puis, l’hypocrisie que révèlent ces louvoiements s’est banalisée. La croyance religieuse, que l’on veuille se l’avouer ou non, s’est affaissée. Inconsciemment, on y répond par un surcroît d’ostentation, de religiosité, par le vêtement, le système pileux, le choix des thèmes de conversation…
Il a été dit dans la partie consacrée aux « symptômes » que les manifestations ostentatoires d’appartenance religieuse, l’excès de religiosité, signent, expriment le doute sur la croyance que l’on affiche avec tant de force, de rigidité, d’intolérance. L’Islam est devenu pour beaucoup un masque derrière lequel on peut se livrer aux pires turpitudes, de la femme voilée qui se sert de son cache pour donner libre cours à ses mœurs dissolues, à ceux qui égorgent et massacrent au nom de leur « Islam », en passant par ceux qui, au quotidien, n’ont que Dieu en paroles mais qui se comportent en prédateurs. Il y a ceux aux yeux desquels ces dévoiements discréditent l’Islam lui-même et qui s’en éloignent, soit pour se convertir à d’autres religions, soit pour devenir athées.
Le constat d’une dérive par rapport à la religion est fait notamment par les « islamistes » qui ont tort sur deux points : d’une part lorsqu’ils prétendent incarner le « vrai Islam », d’autre part quand ils affirment que « Tout est dans le Coran » et qu’il suffirait d’y revenir pour que tous les problèmes trouvent leurs solutions. Cette approche conduit systématiquement au totalitarisme.
Les Occidentaux, quant à eux, sont convaincus que l’Islam, sous quelque forme que ce soit, est responsable de tout ce qui ne va pas : le sous-développement et l’impuissance des peuples musulmans, le fanatisme, le terrorisme, l’échec de l’intégration des jeunes issus de l’immigration musulmane en Europe… Il s’agit là, en fait, de préjugés et d’un très vieux contentieux qui est né quasiment dès l’apparition de la religion musulmane. Parmi ceux qui pensent ainsi, il en est qui font la guerre à l’Islam et aux musulmans auxquels ils adressent le message suivant : « vous ne serez respectables et acceptés par nous que si vous cessez d’être musulmans ». Mais, en même temps, il faut rester lucide : la crise au sein de l’Islam n’est pas due pour l’essentiel, à des coups de boutoir assénés de l’extérieur. L’Islam et les musulmans s’affaiblissent de l’intérieur…
L’Etat y a puissamment contribué. En effet, au commencement de ce processus, il y a l’usage qu’ont fait de la religion ceux qui nous gouvernent depuis 1962. D’abord, ils ont inscrit dans la constitution l’islam comme religion de l’Etat algérien. Cette affirmation à laquelle ils voulaient donner une dimension éminemment politique, révèle leur ignorance à au moins deux égards : ils n’ont pas compris que l’ « Etat » est une abstraction, un concept. Dès lors, comment l’Etat ainsi défini pourrait-il s’identifier à une religion ?
Il est vrai que ce concept, par la suite, se traduit par une forme d’organisation politique et administrative de la Cité, de la communauté vivant sur un même territoire. En même temps, ils n’ont pas compris que cette organisation doit être fondée sur des préoccupations et des finalités rationnelles. Ils ont oublié (mais peut-être l’ignoraient-ils ?) que le mot « politique » n’apparaît pas dans le Coran et que, en outre, le Prophète Mohamed (QSSL) a été amené à diriger la communauté par les circonstances et pas seulement par sa propre volonté. Il s’y est pris de façon empirique et les enjeux ainsi que les rapports de force n’ont pas été étrangers à la manière dont il a exercé l’autorité.
Ils ont aussi instrumentalisé la religion pour justifier et légitimer leur politique. On s’est ainsi servi de l’Islam pour faire accepter le « socialisme », la « révolution agraire », le parti unique… Cet usage a fait de la religion une idéologie légitimante. Ces politiques ayant échoué, les instruments qui ont servi à les faire passer dans l’opinion publique se trouvent automatiquement affectés et, à long terme, partiellement disqualifiés.
Certains prônent l’instauration de la laïcité en Algérie. Avant d’examiner la pertinence de cette proposition, quelques mots sur les origines historiques de ce concept et les conditions de son application.
La laïcité prévaut notamment dans deux grands pays européens, la France et la Turquie. En ce qui concerne la France, elle a été instituée par la loi de 1905. Cette loi constitue le point d’orgue d’une grande bataille qui a opposé la « France d’en bas » à la « France d’en haut », pour reprendre une terminologie qui a fait fortune.
L’Eglise, alliée à la noblesse et à la monarchie, exerçait une emprise très importante sur la population. Elle heurtait par sa munificence la pauvreté du petit peuple. Une véritable haine de la « calotte » s’est ainsi développée dans le tiers-état français, qui a abouti à l’éjection de l’Eglise de la sphère civile. En Turquie, la laïcité a été imposée par Mustapha Kemal Atatürk. Les raisons sont multiples : le souci de maintenir la Turquie dans le giron de l’Europe passait par le retrait de l’Islam, facteur d’altérité, du devant de la scène.
Il y a eu aussi la haine réelle qu’inspirait à Atatürk le Moyen-Orient arabe, dont il n’avait pas avalé ce qu’il considérait comme une trahison, à savoir l’alliance avec les Anglais contre l’Empire Ottoman. Une des manifestations de ce ressentiment a été l’exclusion des caractères arabes au profit des caractères latins dans l’alphabet turc. Ainsi, ces deux exemples montrent que la laïcité est le fruit d’une guerre, en France celle menée contre un régime monarchique absolu à travers son bras (moral) armé, l’Eglise, et en Turquie celle conduite par les Arabes alliés aux Anglais contre la Sublime Porte.
D’autres pays d’Europe et du monde ne sont pas du tout laïcs. C’est le cas des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne. Ce sont des pays sécularisés. La religion participe à la vie de la Cité mais sans la régenter… Un exemple ?
Un autre malentendu concerne le rapport entre religion et « modernité ». Dans ce domaine, les islamistes et les occidentaux se rejoignent sur l’essentiel.Pour les occidentaux, les musulmans doivent, s’ils veulent rejoindre la « communauté des peuples civilisés », se moderniser, à leur sens s’occidentaliser. Cette « conversion » doit concerner tous les domaines de l’existence individuelle et collective : les modes de pensée, les mœurs, la façon de s’habiller, de se nourrir et, bien évidemment, les institutions, la nature des régimes politiques…
Les islamistes répliquent que la « modernité » ainsi conçue n’est que l’une des dimensions du « complot judéo-chrétien » qui se trame contre l’Islam et les musulmans pour les faire disparaître.
La plupart des « penseurs » occidentaux soutiennent que la modernité passe par une « sortie de la religion », ainsi que la reconnaissance de l’ « individu » comme valeur suprême.
Or, étymologiquement, « modernité » signifie « récemment », « juste maintenant ». A l’origine, on l’opposait à la « tradition ».
En vérité, la « modernité » n’est pas autre chose que l’élan vital qui pousse un peuple à évoluer, à s’adapter, justement pour ne pas être anéanti dans son identité. En cela, modernité et tradition sont complémentaires, voire fusionnelles. Une des définitions de la modernité n’est-elle pas « la revisitation critique du patrimoine » ?
On perçoit à travers ce débat sur la modernité que la question de l’identité ne se joue pas à huis clos, à l’intérieur des frontières de chaque pays. Cela se comprend si l’on a à l’esprit que ce qui prévaut à l’échelle planétaire, ce sont les rapports de force dans tous les domaines.
L’une des dimensions de ces rapports de force est trop souvent négligée alors qu’elle est cruciale : c’est la dimension culturelle. Il existe à l’échelle de la planète un modèle culturel dominant dont les promoteurs ont la conviction qu’il est le meilleur. Ce modèle est par essence expansionniste et se donne pour finalité une standardisation des modes de vie à l’échelle du monde. Il a partiellement réussi dans ses ambitions hégémoniques. La vraie puissance est globale et elle comporte non pas seulement la capacité de projection de forces militaires, mais aussi, mais surtout celle des idées.
L’Islam étant une composante essentielle de l’identité en Algérie et dans le monde musulman, les islamistes s’en servent comme d’un bouclier culturel pour résister à l’expansion du modèle dominant. Mais ils le font de la pire des manières : par la crispation, l’intolérance, le fanatisme, la fermeture aux autres, la régression historique.
L’identité repose donc principalement sur deux piliers : la langue et le système de croyance. Pour autant, il ne faut naturellement pas négliger l’Histoire et la géographie.
S’agissant de la religion, force est de constater, en dépit des apparences, un essoufflement du système de croyance. C’est l’une des causes essentielles de la crise de l’identité.
Parmi les autres causes intimement liées à la dimension linguistique et à la relation équivoque avec la religion, il y a l’absence d’une société digne de ce nom. Ce sera l’objet de la prochaine livraison.
Brahim.senouci@hotmail.fr