Par Ammar Koroghli
Un spectre hante de nouveau l’Algérie politique au pouvoir, la chute du prix du baril de pétrole comme gage de paix sociale et garant du système en place. Ici, une autre approche des idées politiques et des faits économiques de l’Algérie depuis l’indépendance pour mieux apprécier les risques sérieux d’austérité qui nous guettent du fait de l’incurie légendaire des tenants du pouvoir.
Cette analyse montre les différentes contradictions de ce que nous devrions douloureusement appeler notre mal développement, notamment économique et ce, à compter de la période d’industrialisation dite « industries industrialisantes » qui a abouti à un capitalisme d’Etat aux lieu et place de ce qui a été appelé socialisme spécifique.
Mais pas seulement, puisque l’Algérie s’est retrouvée avec un endettement excessif, à une austérité imposée par les régimes successifs et par les institutions financières internationales, un affairisme d’Etat résultant du libéralisme débridé des tenants de l’après-pétrole ayant abouti au rééchelonnement, voire à asseoir des intérêts de ce qui a été désigné par feu Mohamed Boudiaf sous le vocable de mafia politico-financière.
Du « socialisme spécifique » au capitalisme d’Etat
Il est devenu banal de constater que l’Algérie vit pour l’essentiel de ses hydrocarbures, celles-ci constituant la presque totalité de ses exportations. C’est également une lapalissade que de dire que le budget de l’Etat dépend quasiment du pétrole et du gaz. Aussi, devant l’échec moult fois constaté dans le domaine de l’agriculture et la baisse brutale des cours du pétrole, quel est l’avenir du pays face aux effets conjugués de ces facteurs ? Marqué par un économisme technocratique, le projet de développement, basé sur la théorie des industries industrialisantes et celle de l’introversion, apparaît, a posteriori, comme une idéologie caractérisée par la mise en place de la propriété d’Etat comme moyen d’accéder à une « transition au socialisme ».
Pour le régime issu du 19 juin 1965, l’Etat se révéla la seule force politique capable de résoudre les problèmes qui se posent : industrialiser le pays et garantir l’indépendance nationale. Or, on sait que la doctrine algérienne des années 1970 en matière de développement s’inspira de travaux d’économistes dont la vision se rapprochait des auteurs soviétiques des années 1920-30 qui étaient notamment partisans de « la loi de la priorité du secteur de la production des biens de production » et du principe des « effets d’entraînement » qui posèrent comme règle impérative l’instauration d’inégalités dans les rapports villes-campagnes.
Les industries industrialisantes étaient censées avoir pour effet d’entraîner dans leur environnement localisé et daté un « noircissement systématique ou une modification structurelle de la matrice interindustrielle » et des transformations des fonctions de la production grâce à la mise à la disposition de l’entière économie d’« ensembles nouveaux de machines qui accroissent la productivité de l’un des facteurs et la productivité globale ».
Cependant, d’aucuns ont pu observer que ce modèle n’intégrait pas explicitement l’état initial des forces productives. Par ailleurs, des questions essentielles restaient pendantes : qui était susceptible de mener à son terme la transition vers le « socialisme spécifique » ? Avec quels moyens ? Avec quelle marge de manoeuvre laissée tant par le pouvoir en place lui-même que par le capitalisme mondial (encore que, à l’époque, celui-ci était quelque peu contrebalancé par le système des pays de l’Est) ?
Cette problématique a été éludée par la tendance au technocratisme et la bureaucratisation avec son pendant : la techno-structure. Or, l’une des particularités du développement du secteur d’Etat, c’est la tendance prépondérante à son financement par l’appel aux capitaux extérieurs ; d’où le problème de la dette dont on sait qu’elle est devenue la priorité à résoudre sous peine de condamner irrémédiablement l’économie algérienne et d’hypothéquer lourdement l’avenir du pays et des générations montantes. En effet, la plus grande partie des projets à caractère industriel conclus entre 1970 et 1979 furent des projets qui se concrétisèrent en étroite collaboration avec le marché financier international et les sociétés multinationales, ce qui explique sans doute que le secteur économique d’Etat n’ait pu supprimer, comme il le souhaitait, le caractère capitaliste des rapports de production.
Depuis, le régime inauguré par feu Chadli Bendjedid accentua cette tendance avec un nouveau discours centré sur un libéralisme débridé. En effet, depuis 1979, le FLN avait tenu plusieurs assises – sessions du comité central et congrès – en vue de la mise en place d’une nouvelle politique de l’Algérie, les résolutions et les orientations relatives au développement économique et social faisant état des carences de la politique économique conduite par le régime de feu Boumediène.
Le trait caractéristique de l’attitude politique du nouveau régime fut la rupture d’avec l’idéologie socialiste ; celui-ci ne manqua pas d’ailleurs de s’affubler d’un certain libéralisme avec la promulgation d’un nouveau code des investissements donnant la part belle au secteur privé au motif qu’il aurait été brimé par l’ancien régime, alors même qu’il n’a pas manqué d’utiliser le secteur d’Etat en la personne de ses représentants pour grossir ses profits. En réalité, pour l’essentiel, il s’agissait d’organiser l’économie en perdition autour de ces deux secteurs.
Ainsi, la doctrine économique des industries industrialisantes était mise au rancart. Au gigantisme industriel, on préféra la « restructuration », c’est-à-dire le morcellement des grandes entreprises d’Etat, type société nationale. Au slogan « Pour une vie meilleure », le « compter sur soi » est devenu le leitmotiv du Pouvoir, désemparé face à la chute des cours des hydrocarbures d’alors. Il y a là un antécédent dont le pouvoir actuel n’a manifestement pas tenu compte.
Une opération de sensibilisation de l’opinion publique algérienne sur l’« après-pétrole » fut orchestrée par le pouvoir, à grands renforts de médias, dans la mesure où les pronostics béats des technocrates et autres bureaucrates furent déjoués. Devant la faiblesse du marché pétrolier et la baisse des prix mondiaux du brut, le régime d’alors (comme l’actuel ?) -qui se voila la face jusqu’à la dernière heure de sa chute devant les vérités les plus criantes sur les limites de la stratégie de développement adoptée jusqu’ici – reconsidéra celle-ci en tenant compte du fait que 98 % des ressources en devises du pays proviennent toujours du pétrole.
Fallait-il donc se maintenir au pouvoir coûte que coûte, en évitant l’écueil des tensions sociales dues à la flambée des prix notamment ? Du fait du déficit flagrant en démocratie, le régime préféra faire appel à d’autres mesures (notamment la limitation de l’allocation touristique et la suppression d’achats de biens à l’étranger) plutôt que de faire son autocritique et préparer une alternance politique salutaire. L’Algérie actuelle en aurait bénéficié.
En fait, le problème majeur concerna les biens d’équipement, les articles industriels, les matières premières et les produits semi-finis qui représentaient alors 79,60 % des importations (60 % du service de la dette extérieure). En outre, maints projets d’investissements industriels allaient être touchés, nonobstant la volonté affichée depuis 1979 d’accorder plus d’importance au secteur de l’agriculture par exemple. De même en était-il du métro d’Alger dont le chantier demeura en panne de très nombreuses années, de l’usine d’automobiles de Tiaret mise en veilleuse faute d’entente avec les constructeurs français, allemands et italiens ainsi que du complexe sidérurgique de Jijel et du projet de cimenterie de Tébessa. Se conjuguent à cela également bien d’autres projets laissés en rade.
Par ailleurs, il est depuis longtemps établi que l’Algérie aura une population allant crescendo. Les problèmes existant déjà se poseront avec davantage d’acuité : habitat, santé, scolarisation, consommation En outre, outre le dépeuplement des campagnes, un secret de Polichinelle veut que la quasi-totalité des ressources provenant de l’exploitation et de la commercialisation des hydrocarbures a été investie dans l’industrie sans résultats probants.
Compte tenu de l’épuisement des puits de pétrole (matière première non renouvelable), du fait d’une production de loin supérieure aux besoins du marché mondial, l’effondrement des prix des hydrocarbures n’était pas de nature à aiguiser l’optimisme. D’où, à l’évidence, le changement de ton dans le discours politique officiel algérien d’alors. Discipline et austérité reviennent comme un leitmotiv, à grands renforts des médias coutumiers. La société algérienne subit de plein fouet la trajectoire en dents de scie du prix du pétrole. Hier comme aujourd’hui. Après une ascension l’amenant de 12 dollars à la fin de 1978 à 40 dollars en 1981. En mars 1986, il est retombé à son cours de décembre 1978 pour atteindre 6 dollars en période estivale. Aujourd’hui, de plus de 100 dollars à près de 40 dollars. La similitude est frappante.
Contre mauvaise fortune, le régime fit le diagnostic de ses propres turpitudes. Inaugurant ce mea culpa, feu Chadli Bendjedid évoqua le 8 mars 1986 une perte des revenus. M. Khellef, alors ministre des Finances, annonça, le 21 avril de la même année, dans un projet de loi de finances complémentaire, des mesures destinées à réduire les achats à l’extérieur et un programme d’austérité en matière de dépenses publiques. Le gouvernement actuel pourrait-il faire autrement aujourd’hui ?
Par ailleurs, d’autres évaluations chiffrées abondaient dans le sens de la banqueroute de l’économie rentière. Ainsi, par exemple, le montant des exportations d’hydrocarbures estimé à 64,2 milliards de dinars en 1985 (soit 12,6 milliards de dollars) a chuté jusqu’à 12,8 milliards de dinars en 1986 (soit 2,56 milliards de dollars), c’est-à-dire de quoi régler la facture des importations des denrées alimentaires estimée à 2,14 milliards de dollars. A cela se conjugue la baisse inévitable du prix du gaz indexé sur celui du pétrole. D’évidence, du fait du choix de la stratégie de développement, la fiscalité pétrolière occupait une place prépondérante (unique même) dans la structure du budget de l’Etat algérien. Mal en prit aux régimes qui se sont succédé depuis le coup d’Etat de 1965. Mal en prit au régime actuel qui, depuis 1999, aurait pu faire de l’Algérie un pays émergent.
Désormais, après le démantèlement du secteur public (sociétés nationales, domaines autogérés et coopératives) – qui avait certainement besoin d’être revitalisé -, le pouvoir va adopter un discours résolument économiste et tailler une place de choix aux capitaux non étatiques en préconisant « la collaboration du capital étranger ». Ainsi s’institutionnalise un capitalisme désigné par l’euphémisme « économie libérale » qui sera remplacé plus tard par « économie de marché ».
Ainsi, lors de la 3e Foire de la production nationale, feu Chadli Bendjedid pouvait s’extasier, en déclarant : « Une petite entreprise privée exposait des produits de qualité alors que ceux de l’entreprise nationale faisaient piètre figure. » En réalité, le régime de l’époque ne voulait pas encore comprendre que tout développement économique conséquent et cohérent devait s’accompagner d’un développement politique de nature à favoriser des institutions multiformes, débarrassées du carcan de l’unanimisme stérilisant, donc la fin du monopole de la vie politique et de la gérontocratie. Et, en perspective, une économie forte.
Par Ammar Koroghli
Les hydrocarbures, talon d’Achille de l’économie algérienne :