L’injustice et le terrorisme, l’universel et le sacré

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L’injustice et le terrorisme, l’universel et le sacré,

Paru dans l’Humanité, 27/01/2015

Je choisis délibérément dans ce papier de ne pas évoquer de manière explicite les assassinats tragiques dont Paris a été le théâtre durant ces trois journées de janvier 2015. Pour autant, je ne les oublie pas. Ils sont là, en toile de fond invisible. Simplement, j’ai essayé de m’en détacher pour essayer, en dépit du bruit assourdissant alentour, en dépit des peurs et des tentations de schématisation que laisse entrevoir une trop belle unanimité, de retrouver un sens, une grille de lecture…

Il y a danger à accoler les termes d’injustice et de terrorisme. Cela peut donner l’impression de justifier celui-ci par celle-là. Cela n’empêche pas d’évoquer une relation causale évidente. Je songeais à cela en écoutant les parents d’un otage britannique décapité. D’une extrême dignité, ils s’interrogeaient sur les raisons de la haine qui avait produit des individus capables d’une telle cruauté. Ils énonçaient comme une évidence qu’il n’y aurait pas de retour à la paix si ces raisons n’étaient pas correctement identifiées. Contrairement à l’écrasante majorité des commentateurs patentés, ils ne croyaient pas à l’existence d’une génération spontanée porteuse de l’ADN du meurtre dès la naissance…

Question : Un monde injuste est-il viable ?

La réponse est contenue dans la question. Dans une dialectique diabolique, l’injustice produit la haine qui produit le terrorisme qui engendre la répression aveugle qui fait grossir les rangs des terroristes. Le seul moyen d’en sortir est d’en finir avec l’injustice. Nous n’en prenons pas le chemin, c’est le moins qu’on puisse dire. Ceux qui sont responsables de l’injustice ne sont pas conscients de leurs responsabilités et continuent de faire comme si le monde extérieur à l’Occident n’existait pas, ou alors seulement au titre de pourvoyeur servile des moyens d’assurer la pérennité de son mode de vie. Ebola menace l’Afrique depuis plusieurs mois.

Au moment de son apparition, Jean-Marie Le Pen l’avait salué en y voyant le moyen de se débarrasser d’une bonne partie de la « surpopulation » mondiale, comprendre « africaine ». Le virus n’a fait la une que quand la menace sur l’Occident est devenue patente.

Les rares malades européens ou étatsuniens ont été soignés à l’aide de médicaments expérimentaux qui les ont guéris pour la plupart. Je n’ai entendu personne, homme ou femme politique ou journaliste, s’interroger sur les raisons qui empêchent ces mêmes médicaments, qui ont fait preuve de leur efficacité, d’être produits à grande échelle et distribués en Afrique… Pas étonnant : les quelques milliers d’Africains infectés sont trop pauvres pour constituer un pôle d’intérêt pour les grands laboratoires pharmaceutiques. Si les immenses réserves de l’Afrique, en minerais, pétrole, bois…, avaient été mises au service de ses peuples au lieu d’être cédées à vil prix aux pays riches, à cause des potentats locaux corrompus, Ebola aurait été étouffé dans l’œuf. Le paludisme, qui tue cent fois plus qu’Ebola chaque année depuis des décennies, aurait été vaincu depuis longtemps.

Non, un monde injuste n’est pas viable. On peut certes ériger des murs, contrôler les aéroports, les mers ; on peut mener des expéditions militaires. Mais on ne peut pas empêcher à terme la propagation des virus qui se jouent des obstacles. On ne peut empêcher la sanction écologique qui finira par s’abattre sur l’ensemble de notre minuscule planète, et qui finira par compromette son existence même. Bertrand Russell (oui, le Russell qui a créé le Tribunal sur le Vietnam, et dont le Tribunal sur la Palestine porte le nom) a dit un jour que, à force de violence et d’atteinte aux équilibres naturels, l’humanité finirait par disparaître et la Terre retrouverait enfin la paix.

Question : la perte du sacré est-elle un progrès ?

En Occident, sous l’influence notamment des positivistes, l’humanité a vécu dans la croyance en une amélioration continue de sa situation. Convaincue de la toute puissance de l’homme et de sa capacité à modeler le monde au seul prisme de son bien-être, elle a abandonné l’idée d’immanence au profit d’une toute puissante rationalité. En particulier, Elle a créé des codes de vivre-ensemble dont elle a cru qu’ils pouvaient se substituer aux croyances communes, à l’irrationalité de mémoires fluctuantes, à l’attachement aux terroirs…

Elle surtout érigé l’homme en absolu, débarrassé des liens qui l’entravent, sacralisant ses droits et sa liberté. En ce qui concerne celle-ci, la question de sa limitation s’est posée ; à l’évidence, son champ ne peut être infini puisque les libertés individuelles doivent être compatibles entre elles. A défaut, ce serait la loi du plus fort. Cette question a été résolue par l’instauration d’une instance d’arbitrage indépendante qui forme aujourd’hui le système judiciaire. Ces deux éléments, associés à une lecture résolument profane du monde et à la relégation du spirituel dans la sphère intime, fondent le modèle de la démocratie occidentale. La religion a cédé la place à une croyance infinie dans la supériorité de ce modèle.

C’est cette conviction qui a fourni le soubassement philosophique aux expéditions coloniales, présentées comme étant essentiellement l’apport d’un message de civilisation aux peuplades « sauvages ». Il n’était pas question de questionner le mode de vie desdites peuplades, leurs cultures, leurs croyances. Il fallait les faire disparaître, les dissoudre en somme, réduire l’Autre au Même. Cela commençait d’ailleurs par un massacre méthodique, un « nettoyage » en quelque sorte qui permettait aux colonialistes de retirer des dividendes bien terrestres de leurs équipées en s’accaparant des terres les plus riches. Mais l’idée de fond demeurait la construction d’un monde débarrassé de ses « vieilles lunes », de ses « superstitions », un monde fondé sur le primat de l’homme, occidental bien entendu mais dans lequel les non occidentaux pourraient se fondre, un monde « parfait » en somme, guidé par la seule boussole de la raison et des Lumières.

Gadamer, philosophe allemand, élève de Heidegger, démontre que « le plus grand préjugé des Lumières, c’est le préjugé contre les préjugés et que l’explicitation du préjugé peut mener à un plus grand niveau de compréhension. C’est dans ce sens, ajoute-t-il, que « le préjugé peut être vu de façon positive ». On ne saurait mieux dire la tyrannie de l’universel et de l’impersonnel, ordre inhumain. Contre lui, s’affirme l’homme comme singularité irréductible, extérieure à la totalité dans laquelle il est contraint de se fondre. Notons toutefois qu’il ne relève pas le paradoxe apparent entre le caractère absolu de l’homme-individu que confère le modèle occidental et la réalité de sa solitude.

En revanche, ses travaux sur l’intersubjectivité, soit l’idée que les hommes sont des sujets pensants capables de prendre en considération la pensée d’autrui dans leur jugement propre, montrent que celle-ci ne peut être atteinte par un processus d’intégration, encore moins d’identification avec l’Autre, mais « par la création d’un langage temporaire commun qui permet au Soi et à l’Autre de regarder un objet extérieur aux deux », un processus que Gadamer nomme « fusion des horizons ». L’attitude des « anges civilisateurs » venus investir l’Afrique et l’Asie était on ne peut plus éloignée de cette notion. Les généraux de la coloniale se seraient probablement esclaffés à l’idée de prendre en considération la pensée d’un indigène, à chercher à établir avec lui un langage temporaire commun !

Le rejet de cet universalisme décharné, dépourvu de magie, froidement rationnel, n’est pas seulement le fait des peuples colonisés. Les résistances sont aussi venues d’Europe, pour le meilleur et pour le pire. Heidegger refusait un monde impersonnel, regrettait la disparition de l’irrationnel et appelait à retrouver le monde, « une enfance pelotonnée mystérieusement dans le Lieu, s’ouvrir à la lumière des grands paysages, à la fascination de la nature, au majestueux campement des campagnes ». C’est, toujours selon Heidegger, « sentir l’unité qu’instaure le pont reliant les berges de la rivière et l’architecture des bâtiments, la présence de l’arbre, le clair-obscur des forêts, le mystère des choses, d’une cruche, des souliers éculés d’une paysanne, l’éclat d’une carafe de vin posée sur une nappe blanche. » Heidegger plaidait pour l’enracinement, défini comme éminemment positif.

Lévinas, tout en rendant hommage à Heidegger, est profondément allergique à cette idée d’enracinement. Irriguée par les nombreux penseurs juifs qui ont contribué à son développement en Europe, la philosophie moderne est marquée par la tradition juive, qui ignore l’enracinement dans un sol natal. Il voit dans cette sorte de nostalgie d’un monde ancien qu’exprime Heidegger la tentation du paganisme, débarrassé de son avatar idolâtre, la recherche du « sacré filtrant à travers le monde », vision que nie dans son essence le judaïsme. Levinas prône la destruction des « bosquets sacrés » et appelle à la levée du mystère des choses, à l’origine selon lui de toute cruauté à l’égard des hommes.

A rebours de Heidegger, il encense la technique, celle qui permet à Gagarine de s’affranchir de la pesanteur, celle qui nous délivre des attachements terrestres, des «dieux du lieu et du paysage » dont elle nous a montré « qu’ils sont des choses, et qu’étant des choses ils ne sont pas grand-chose ». Levinas va jusqu’à énoncer un certain parallélisme entre technique et judaïsme, l’absence d’enracinement de celui-ci le rendant apte à accueillir celle-là, qui lui permet de se libérer des contraintes et des attachements au Lieu.

On ne peut ignorer la proximité, voire la compromission de Heidegger avec le nazisme. Cela n’enlève rien à sa qualité de grand penseur, ce que Lévinas lui-même reconnait. Les différences entre ces deux philosophes abondent. Il en est une, précisément, qui me semble particulièrement importante et qui nous fournira un lien avec l’approche des philosophes arabo-musulmans du Moyen-âge. Lévinas est une figure représentative du grand mouvement européen qui a commencé avec les Lumières et qui fonde l’Occident d’aujourd’hui.

Le paradigme principal de ce mouvement est le caractère absolu de l’homme, de l’être, placé au cœur de toutes les spéculations. Il a débouché sur le système démocratique européen (et étasunien), fondé sur la garantie des libertés et l’indépendance de la justice. Constatons aujourd’hui que ce système connait de sérieuses difficultés, économiques mais pas seulement. L’Occident affronte ce qui ressemble de plus en plus à une crise morale, une crise du sens. Les préoccupations environnementales, le reflux de la vague consumériste, les interrogations sur la pérennité du modèle occidental, la peur de disparaître, de se dissoudre dans un monde dans lequel des nations non occidentales émergent comme puissances alternatives, l’envie d’ « autre chose », créent un sentiment de trouble, de précarité.

Il y a une sorte de disjonction latente entre l’occidental et l’universel. Les réactions sont de l’ordre du rejet de l’étranger non assimilé, celui qui veut maintenir les signes extérieurs de son altérité, son nom, ses coutumes, voire son habillement. Ce rejet s’accompagne de crispations, de tentations de retour à une sorte de fontaine originelle, un chemin métaphysique qui remonterait de la situation actuelle vers les sources qui lui ont permis de s’établir. Il y a un désir de retrouver ce « quelque chose » qui a été perdu en route, ce que la philosophie moderne a écarté ou déprécié, cette science des réalités qui échappent au sens commun,

Dieu, l’âme. Ce « quelque chose » se nomme le sacré, non pas le sacré contingent, tel celui que porte l’absolutisation de l’homme, mais le sacré qui l’interroge depuis sa naissance jusqu’à sa mort, la présence de Dieu, l’immortalité, les fins de l’existence. L’expulsion du sacré de la sphère collective a permis la constitution de la société consumériste, tendue vers la satisfaction matérielle et l’hédonisme. Dans cette société, la mort est taboue, le mot d’ordre est « carpe diem », profite du jour, de l’instant. Ne te préoccupe pas de ce qui va t’arriver à l’heure dernière. Ne t’occupe pas de savoir si une raison supérieure a présidé à l’avènement du monde.

Heidegger n’était pas croyant. Sa tentation le poussait plutôt vers le paganisme dans lequel il voyait le reflet d’une sorte d’enfance de l’Allemagne. Sa religion était celle du Lieu, du sacré dont la Nature nous donne des signes quotidiens tels que la beauté d’une forêt ou la lumière diffuse au travers d’un bosquet. Il n’est pas interdit d’établir un parallèle entre la quête du sacré de Heidegger et le tourment des sociétés occidentales actuelles taraudées par le désir inconscient de se libérer d’une vision trop terrestre et s’inscrire dans le mystère du mouvement cosmique du monde.

Un mot sur la philosophie arabo-musulmane : Al Farabi, Ibn Roshd, Al Razi et quelques autres, nourris des œuvres des philosophes grecs, principalement Aristote et Platon, plaident pour une approche rationnelle de la foi. Al Farabi s’inscrivait dans une approche résolument politique, assignant aux gouvernants la tâche de déterminer l’ordre politique qui assurera l’accomplissement du bonheur humain. Il engage toutefois ces mêmes gouvernants à connaître l’âme humaine aussi bien que la vie politique. Il laisse un maître ouvrage, Kitâb al-siyâsa al-madaniyya, ou Le livre du régime politique, qui inspirera grandement Ibn Khaldoun. La controverse qui opposa Al Ghazali aux philosophes n’avait rien d’un procès en sorcellerie. Al Ghazali soutenait simplement que la foi pouvait être acquise par la sensibilité, pouvait être le résultat d’un élan du cœur, ce à quoi Ibn Roshd ne s’opposa pas vraiment, se contentant d’appeler à limiter l’étude et l’usage de la philosophie à une élite intellectuelle.

Attardons-nous un instant sur Ibn Toufaïl et sur son aura de mystère. C’était un touche-à-tout, médecin, mathématicien, poète et philosophe. Tout ce que nous savons de lui est ce qui est rapporté par ses commentateurs et ses contemporains. Son œuvre a en effet disparu. Il n’en reste qu’un petit ouvrage émouvant, un roman philosophique, Le philosophe autodidacte, qui raconte le long cheminement d’un jeune garçon, Hay Ibn Yakdhân, (Le Vivant, fils du Vigilant), abandonné à la naissance (ou sorti de terre ?) sur une île déserte, vers la connaissance. Il fait l’expérience de la fin de la vie en voyant mourir la gazelle qui l’a nourri. Il commence par connaître le monde sensible qui l’entoure et acquiert des notions de physique.

Il découvre la dichotomie entre UN et MULTIPLE et il a la prescience de l’existence d’une essence, ce qui l’amène à la distinction entre la matière et la forme. Son regard se porte sur les sphères célestes, corps finis, et il y perçoit l’unité de l’univers. Il s’interroge sur le fait que l’univers ait eu un commencement dans le temps ou s’il est éternel. Il n’a pas la réponse mais il est plutôt en faveur de la seconde hypothèse. Il cherche derrière l’ordonnancement du monde l’être supérieur qui y a présidé. Son aptitude à la réflexion intellectuelle l’amène à la conviction que cette aptitude ne peut pas être enfermée dans un corps.

L’être humain doit se détacher de la matière qui le leste et parvenir ainsi à s’approcher de l’Etre Suprême. Hay arrive à l’âge de cinquante ans à s’élever par la force de la seule pensée à la connaissance de la vérité. Ibn Tofaïl le met alors en rapport avec un homme, Asâl, qui est parvenu au même résultat au moyen de la religion. Asâl, qui vient du monde habité, est la première créature humaine que rencontre Hay. Il lui apprend la parole, l’instruit dans la religion et lui fait connaître les devoirs et les pratiques qu’elle impose à l’humain. Ils réalisent tous deux que les vérités enseignées par la religion et par la philosophie sont absolument identiques mais que, dans la religion, elles ont revêtu des formes qui les rendent plus accessibles au peuple.

Ce long développement est révélateur de la particularité de l’Islam d’offrir ces deux voies vers la foi, celle d’Ibn Roshd ou celle d’Al Ghazali, celle de la raison ou celle de l’émotion. La culture musulmane a donc cette double dimension, celles du sacré non contingent et de l’universalité de la raison. Ces deux dimensions ont toujours coexisté.

L’irruption de l’intégrisme les a mises à mal. En fait, le fondamentalisme musulman est né de la même matrice que l’universalisme désincarné qui a cours en Occident. Tous deux sont le produit d’un monde désenchanté, cynique, peu porté à la quête d’un sens, qui méprise l’affect autant que la spéculation intellectuelle. Tous deux enferment l’homme dans un corps de dogmes intangibles.

La pratique religieuse actuelle en terre d’Islam a perdu sa bienveillante sollicitude envers les derviches tourneurs et les mausolées des gens de bien. Elle rejette dans le même mouvement tout questionnement et impose un mode de fonctionnement unique, fondé sur l’observance littérale des dogmes et peu regardante sur les valeurs morales.

L’Occident a rompu avec la spiritualité en la troquant contre une religion qui se donne pour seul horizon la satisfaction ici-bas de tous les désirs, la suppression de toutes les barrières ; deux tendances mortifères… Il est frappant que la « religion » impersonnelle des droits de l’homme et de l’absolu de la liberté d’expression, en vigueur en Occident, rencontre celle de l’absolu du littéralisme, marque de fabrique de l’intégrisme musulman dans sa version extrême, mortelle, dans le rejet du sacré et la négation du mystère. Les millions de morts des expéditions coloniales menées au nom des Lumières trouvent un écho sinistre dans le bal des décapitations télévisuelles…

Brahim Senouci

Brahim.senouci@hotmail.fr

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