Par Mohamed-Senni El-M’Haji.
Contact : mohamedsenni@yahoo.fr
« Il suffit de dire le vrai d’une manière étrange, pour que l’étrange finisse par sembler vrai à son tour. » (GOETHE in « Les affinités électives », 1809. Editions 10/18. 1963) |
Le seul vrai mystique que nous avons eu la chance de connaître, qui connaissait par cœur « la Rissala d’El Kouchaïri », « les Fusûs » ainsi que tous les grands maîtres soufis sunnites nous raconta, en 1991, ce qui suit :
« Me trouvant un jour à Oran, je me rendis chez le Fqih Si Tayeb El M’hadji (co-fondateur de l’Association des Ulémas Algériens qui a consacré 63 années de sa vie à l’enseignement) pour lui rendre visite. En arrivant à son école, je le trouvai en train de dispenser un cours à une assistance tellement nombreuse que je dus m’asseoir au pas de la porte. Quant il finit, il se leva et brandit à ses élèves un livre en disant : « Que celui qui le souhaite prenne ce livre ; je l’ai lu mais je n’y ai rien compris. » Je m’approchai du Cheïkh pour l’embrasser et, en allant vers lui, je croisai l’élève qui avait obtenu le livre. Je lui ai demandé de me le montrer : c’était « Fusûs el Hikam » et, bien que l’ayant lu et relu, je voulais en avoir un dans ma bibliothèque ».
Tous les grands orientalistes qui se sont intéressés à Ibn Arabi, ont parcouru son œuvre dans tous les sens et l’ont examinée sous tous les angles. Aucun n’a pu s’attaquer à « Fusûs el Hikam ».
L’espagnol Miguel Asin Palacios (bien que s’élèvent à son sujet de tardives contestations probablement induites par une manipulation de ses œuvres ce qui reste à prouver) auquel nous devons une très sérieuse étude (1) sur le Cheïkh al Akbar, traduite de l’espagnol en arabe par le prolifique philosophe Abdurrahmane Badaoui (photo en noir et blanc), est considéré, à juste titre, comme le plus grand spécialiste non seulement d’Ibn Arabi mais également d’Ibn Hazm dont il a traduit et interprété presque toute l’oeuvre.
Il en a fait de même de l’oeuvre d’El Ghazali, Ibn Massarra (883 – 931), Ibn Bajja (mort en 1138) – connu en Occident sous « Avempace » et tant d’autres. Né le 5 juillet 1871 à Saragosse et mort à Saint Sébastien le 12 août 1944, il fit une carrière comme prêtre catholique où il fut une figure particulière du néothomisme.
Sur l’apport de cette grande figure scientifique, nous recommandons l’examen de l’annexe que nous lui avons consacrée en annexe de notre article intitulé « Mahmoud SOBH à Sidi-Bel-Abbès.
Nicholson
Nicholson, sommité mondiale, Professeur à Cambridge, baissa tout simplement les bras en essayant de traduire en anglais « les Fusûs » déclarant à l’un de ses élèves, Aboul Alaa Afifi, à qui il donna le thème d’une étude de doctorat : « Voilà un livre difficile à comprendre dans sa langue en dépit des nombreuses interprétations qui en ont été faîtes ; qu’en sera- t – il dans une autre langue ? ». Or, « el Fusûs » était justement proposé par l’orientaliste anglais à Aboul Alaa Afifi comme sujet de thèse en 1927. Le postulant raconte (2) : « J’ai accepté le sujet proposé par le Professeur Nicholson et j’ai entamé la lecture des œuvres d’Ibn Arabi en commençant par les Fusûs avec les commentaires de Kachani, à plusieurs reprises, mais »… « le livre est écrit en arabe limpide et, chaque mot considéré séparément a un sens clair mais le sens général de chaque phrase ou d’un ensemble de phrases n’est qu’énigmes ou charades dont la complexité et l’absence de visibilité croissent avec le commentaire ».
Et le Docteur Afifi d’expliquer que ce n’est qu’après avoir lu plus de vingt ouvrages (entre édités et manuscrits) d’Ibn Arabi qu’il surmonta tout ce qui lui entravait la compréhension. Il finira lui-même professeur à Cambridge.
Aucun orientaliste, que ce soit Louis Massignon qui avait pourtant de très bonnes prédispositions pour la compréhension du langage ésotérique grâce à son étude « La passion d’El Halladj » (244 / 858 – 309 / 922) qui le mena plusieurs fois (on a parlé de sept) en Irak pour se recueillir sur le tombeau du Fou de Dieu qui, bien avant sa mort, avait écrit qu’il mourrait sur la Croix, (ce qui lui arriva après un terrible martyre), ni Asin Palacios, reconnu comme le plus grand spécialiste d’Ibn Arabi, ni Nicholson, ni Nyeberg le Norvégien qui a fait une étude intéressante sur les livres dits « petits » d’Ibn Arabi, ni même Ech-Chaârani (mort en 973 / 1565) qui a fait un excellent résumé des Foutouhate dans son livre « El Yaouakit oual Jawahir » (اليواقيت والجواهر) n’ont abordé les « Fusûs ».
Pourtant ce livre se présente, en format normal, en un seul volume d’un peu moins de 180 pages comparé à « el- Foutouhate Al- Makkiyya», (les Illuminations de la Mecque) qui, lui, compte quelque quatre mille et, il a été estimé qu’à cause de la spécificité de la terminologie propre à Ibn Arabi, la traduction des « Foutouhate » en français nécessiterait environ quinze mille pages !
Il nous faut préciser que la langue utilisée dans les « Fusûs » est d’un autre style que celui utilisé dans les « Foutouhate » d’où une difficulté de plus pour aborder Ibn Arabi.
Selon Hadjji Khélifa (1017 / 27 Dhoul Hijja 1067 – 1609 / 6 octobre 1657), auteur du célèbre « Kechf Ezzunûn » (كشف الظنون) où sont cités les titres de 15 000 ouvrages, 1 000 auteurs et 300 thèmes, il existe vingt-deux commentaires des « Fusûs » et, selon Mohamed Rajeb Hilmi, un descendant d’Ibn Arabi, trente sept (entre arabes, persans et turques).
Les plus célèbres sont ceux d’El Kachani (mort en 730 / 1330 à Baghdad), de Sadr-Eddine El Konoui (mort en 671 / 1272), élève d’Ibn Arabi – de Konya, en Turquie où a résidé son maître – de Abdurrahmane El – Jami (mort en 898 / 1492) ainsi que d’En-Naboulsi.
Henri Corbin affirme que « sur 856 ouvrages d’Ibn Arabi prouvés, seuls 550 nous sont parvenus, attestés par 2917 manuscrits ». Osman Yahya a dénombré, lui, cent vingt deux commentaires dans la seule langue persane !
Avec ce qui précède, nous remarquons que, pour un livre écrit en arabe, par un auteur arabe, les commentaires qui en ont été faits l’ont été davantage dans les langues turque et persane. N’y a–t-il pas des notes en marge sur le commentaire d’El Kaïsari écrites par l’Ayatollah Khomeiny lui-même ?
Tous les célèbres mystiques perses tels que Farid Eddine El Attar (545 ou 550 / 1150 ou 1155 – 627 / 1230) portent l’empreinte du Cheïkh El Akbar. La réaction de l’Imam Al – Yafi’ et le récit de celle du Fqih Tayeb El M’Hadji prouvent, si besoin est, que le livre en question, le plus important de tous ceux écrits par le grand mystique andalou, doit être abordé avec un mélange homogène, équilibré et hautement dosé en connaissances ésotérique et exotérique et, à de très rares exceptions, ceux qui veulent s’attaquer à Wahdat al Wujûd, aujourd’hui, gagneraient à méditer cela.
Mais la mise de côté de tout sentiment d’infatuation avec un minimum de modestie et d’humilité sont, au préalable, nécessaires.
Et il y eut deux algériens : l’Emir Abd – El – Kader et un autre qui fut de toutes les rencontres internationales sur Ibn Arabi : le regretté professeur Abdelmadjid Méziane que nous avons eu le bonheur et la chance d’approcher : avec ses énormes connaissances, son exceptionnelle manière de communiquer, toujours teintée d’un zeste d’humour, il vous fait vivre toutes les époques dont vous voulez vous informer comme si vous y étiez.
Le père Chenu
Meziane Nous lui devons personnellement d’appréciables éclairages sur El Halladj, de judicieux conseils pour lire Ibn Arabi et une multitude de réponses à des questions sur le Hadith, sur l’Emir, sur l’Histoire de Mazouna, Tlemcen, Fès et tant et tant d’autres. Nous nous rappelons qu’un jour, ayant eu des difficultés à suivre le cheminement du style d’un auteur français contemporain, Bruno Etienne, dans son livre tendancieux « l’Islamisme radical », nous l’avons questionné sur la démarche de cet auteur. Sa réponse a tenu en un seul mot et tout s’était miraculeusement éclairé.
Comment rendre justice à cet esprit universel d’avoir, en tant que Président de la Fédération FLN du Maroc, convaincu le Révérend Père Chenu, dans une rencontre secrète à Genève, que l’Eglise française avait une opportunité unique de rattraper les erreurs commises par des hommes de culte qui avaient, en leur temps, béni les colonisations, en apportant son soutien aux hommes qui se battaient pour la libération de leur pays après avoir, certes malgré eux, libéré le sien et replanter les bases du vrai dialogue des religions entrepris avant lui par l’Emir ?
D’avoir, en tant que Ministre de la Culture au début des années quatre-vingts, inondé le pays de livres où tous les courants de pensée étaient représentés à travers des ouvrages de haute qualité et pris l’initiative d’éditer en fac- similé « Kitab El Maouaquif » ainsi que ce qu’il a lui-même titré d’ « Autobiographie de l’Emir » ?
Sans l’introduction du Professeur Méziane à cette autobiographie, elle serait assez difficile à lire. Pourquoi ? Ce livre est une réponse à une demande adressée par des Évêques à l’Emir entre le 20 et 23 avril 1848 (15 Joumada II 1264) alors qu’il était détenu à Toulon.
L’Emir leur a répondu dans « leur arabe ». Magnanimité, modestie et humilité obligent ! Le Professeur Méziane a apporté un incontournable éclairage et a même expliqué le sens de certains « mots » usités par l’Emir rendant le manuscrit accessible au plus grand nombre. Pour clore, momentanément, la discussion sur cet homme exceptionnel, nous nous limiterons à rappeler que quelques jours seulement après son investiture ministérielle, nous lui avons demandé : « Si on exigeait de chaque ministre un slogan pour son département quel serait le vôtre ? » Il nous répondit : « Défolkloriser la culture ». Réponse qui mêle la vraie connaissance à la rare excellence !
Tout ce que nous venons d’écrire sur la difficulté qu’il y a présentement à approcher l’œuvre d’Ibn Arabi et particulièrement ses « Fusûs » c’est pour répondre au conférencier sur son intervention du 23 novembre 2004 qu’il basa sur « les Maouaquif » de l’Emir.
Dans sa conférence il parle du manuscrit en trois volumes de ce livre « édité en offset par feu Mr. Abdelmadjid Meziane » ce que nous venons juste d’avancer. Il nous informe également de la lecture des Mawaqifs, chaque vendredi, depuis une dizaine d’années « dans la pure tradition de l’âge d’or des écoles de Tlemcen ». Or Kitab El Maouaquif compte 372 haltes pendant que celui (manuscrit) de la Bibliothèque Nationale s’arrête à la halte 368 !
Cette différence ne pouvait pas trouver meilleure opportunité d’être portée à la connaissance du grand public de « spécialistes » comme celui qui assistait au colloque organisé. Faire une étude de Kitab El Maouaquif dans la pure tradition de l’âge d’or des écoles de Tlemcen où les lecteurs ne remarquent pas ce détail après une lecture s’étalant sur une décennie, relève soit d’une prétention démesurée soit d’une vue étriquée.
Il suffit de lire « El Boustane » d’Ibn Meriem pour avoir une idée partielle de ce que fut l’âge d’or des écoles de Tlemcen. Les livres qui en parlent sont légion. Un minimum d’humilité aurait évité de faire ce comparatif inutile car il porte atteinte à ces génies qui ont apporté une contribution au patrimoine universel comme il est quasiment impossible, aujourd’hui, d’y prétendre. Aussi, nous torturer avec les sous-entendus d’une telle conférence n’est ni sage, ni intelligent ni généreux. Et là nous reconnaissons ce style que nous avons relevé dans le texte consacré à Sidi Soulaïmane Ben Abdellah.
Sidi Boumediène est cité une seule fois dans les Fusûs et plus précisément au Fass 14 (5). Or, dans El Maouaquif, l’Emir reprend l’essentiel de la pensée de son Maître, principalement des Fusûs, et, accessoirement des « Foutouhate ».
Le premier ouvrage cité, dit Aboul Alaa Afifi :
الفُصُوصُ كتابٌ في الفلسفةِ الإلهيةِ المُمْتَزِجَةِ بالتصوف البَحْتٍ. وغايةُ المُؤلِفِ فيه البَحْث في طبيعة الوجود بوجه عام وصلةُ الوجودِ المُمْكِنِ-العالم- بالوجود الواجب- الله- وَأخصَ ناحية فيه كما تشهد بذلك عناوينُ فصولِه البَحْثَ في الحقِيقةِ الإلهيةِ مُتَجليةٍ في أكمل مظاهرِها في صُوَرِ الأنبياءِ عليهم السلامُ فإن كلَ فصٍ من فصوصه يدور حول حقيقةِ نبي من الأنلياء يسميها كلمةَ فلانٍ أو فلان وهي تمثل صفةْ من صفات الحق
« Al Fusûs ne relève pas d’une démarche purement soufie. C’est plutôt un ouvrage de théosophie imprégnée de soufisme, l’objectif principal de l’auteur étant de traiter les questions relatives à la quiddité de l’Etre de manière générale, puis de déterminer les rapports entre l’être possible (l’Univers) et l’Etre Nécessaire (Dieu). Comme en témoignent les titres de ses chapitres, la spécificité de cet ouvrage réside dans les développements consacrés à la réalité divine, manifestée dans ses épiphanies les plus parfaites à travers les Prophètes en tant que figures archétypes. Chaque chapitre (Fass, littéralement chaton) a pour thème « la réalité » de l’un des Prophètes. Cette réalité, désignée par « Verbe » de tel Prophète, n’est en effet rien d’autre que la manifestation de l’un des Attributs de Dieu, l’Etre par excellence ». (3)
Notre ami traducteur ajoute que « Chaque Prophète est une forme épiphanique du Verbe ». Vingt- sept Prophètes sont ainsi cités, en commençant par Adam et finissant par Mohammed.
Mais qui dit Sidi Boumédiène ou Sidi Essanoussi dit Tlemcen et là réapparaît, avec un grand Saint et un grand Maître, le style utilisé par l’auteur en parlant d’Idriss. Coïncidence ? Jamais ! Imposture ? Peut-être. Mais se servir de l’Emir et de son Maître, en piétinant leurs œuvres, pour ancrer cette fixation qui relève de la hantise doit inciter nos amis de la Fondation à plus de vigilance surtout que nous avons relevé des inexactitudes dans d’autres textes contenus dans les recueils qu’ils ont eu l’amabilité de nous transmettre et qu’il serait inutile de commenter.
Que faut-il en conclure ? Une mauvaise lecture d’el Maouaquif ? Sûr. Une maladroite récupération ? Plus sûr encore. Une méconnaissance de la langue bien que nous ayons signalé plus haut, à travers deux exemples on ne peut plus édifiants, que sa parfaite maîtrise était une condition nécessaire et non suffisante pour une garantie de la compréhension ? Peut-être ! Un nivellement par le bas ? Que l’orateur était convaincu que l’auditoire n’était composé que de complaisants et d’imbéciles ? Inqualifiable !
De plus cette intervention était, contrairement au programme annoncé, la deuxième de la matinée qui a vu défiler trois conférenciers. Les organisateurs avaient prévu que les questions ayant trait aux six conférences devaient être posées à l’issue de la dernière. Entre-temps, certains de ceux qui étaient intervenus le matin étaient déjà partis !
Comme nous le disait le grand professeur Abdelmadjid Méziane (de Tlemcen), il est temps de dé folkloriser la culture ! Un dernier mot : L’Emir a façonné ce pays en le servant corps et âme dans un désintéressement comme il n’en connaîtra jamais après lui. Un minimum de devoir nous commande de respecter et servir, non seulement son souvenir, mais également celui de tous les enfants qui ont tout sacrifié pour ce Pays des siècles durant.
SOURCES
- Ibn Arabi, sa vie, son œuvre. Miguel Asin Palacios. Traduction de l’espagnol à l’arabe de Abdurrahmane Badaoui. Librairie anglo égyptienne. 1965.
- Fusûs Al Hikam. Commentaire de Aboul Alaa Afifi. Edition Dar Elkitab al Araby. Beyrouth. 2 ème édition 1400/1980. (La traduction en caractères gras est de l’auteur du présent article).
- Nous sommes redevable de la traduction du texte du Docteur Afifi à un bon ami, monsieur Abdelkrim Foudhili, chercheur émérite et auteur de très sérieuses traductions d’œuvres pointues de l’arabe au français, le tout, à côté d’une bonne maîtrise d’une large panoplie d’auteurs à travers les siècles les plus féconds de l’histoire des Arabes.
- Encyclopédie du Soufisme. Par Abdelmoun’im El Hanafi. Edition Medbouly. Le Caire. 2004.
- Kitab El Mawaquif par l’Emir. Edition Dar El Yakaza El Arabiyya. 3 tomes. Damas. 1967.
A suivre….
On ne badine pas avec l’Histoire. (Première partie)
On ne badine pas avec l’Histoire. (Deuxième partie)