vendredi, avril 19, 2024

Fatiha Nesrine, La baie aux jeunes filles (roman).

Réduire ce roman au charme prenant qu’il dégage serait une erreur. Pourtant l’effet pénétrant de cette œuvre frappe par sa subtilité légère et ,cependant, toujours précise. Gorgé de saveurs et de senteurs, de plantes et de fleurs, puisées dans la connaissance étendue de la faune et de la flore du terroir algérien, ce récit est frémissant d’émois mystérieux, de jeux et de bonheurs merveilleux, enfantins ou adolescents, hanté de peurs et d’angoisses saisissantes, de mélancolies et d’aspirations à la fois vagues et bien identifiées dans leur objet.

Au centre du récit à la première personne, une petite fille dans un petit village de l’Algérie coloniale, pendant la guerre d’indépendance, avec un père dur, lointain et redouté, une mère qui envoie, en cachette de son époux, sa fille à l’école pour l’émanciper et lui éviter les déboires et les détresses de ses ancêtres illettrées. Sans doute, feront remarquer certains, s’agit-il d’un récit d’enfance, de qualité certes, mais comme les vingt dernières années ont vu fleurir avec la fin de la colonisation et le début d’un espoir d’émancipation, de libération, d’épanouissement, sur les ruines de traditions contraignantes, mais protectrices à leur manière.

Beaucoup de femmes de talents se sont déjà exercées avec quelque succès à cet exercice. Cette critique passerait à côté de l’originalité et de la force profonde de cette œuvre. La charpente du récit est constituée par des symboles qui plongent leurs racines dans les profondeurs du roman : le mur qui, dès la première page, oppose son obstacle au regard du lecteur, avec ses pierres, leur grain, leur contact, la douleur qu’il inflige à la main de la petite-fille, est le signe précurseur de la blessure infligée à la petite fille avec l’interdiction d’aller à l’école.

Le géant du conte avec ses figures tourmentées et dures ou obstinées, l’olivier, le figuier, le rocher est avec le mur sans doute d’un personnage craint, froid et lointain « le Père ». La mer et la baie, l’écume des vagues, la source dans la grotte, leurs légendes associées aux ébats joyeux des jeunes filles renvoient à des profondeurs imaginaires dans un monde de femmes .Il y a aussi la maison transformée dans le dos du Père par la volonté obstinée de la mère, avec les paysages et les routes vus à travers les fentes des persiennes.

Le rêve tisse sa trame quotidienne d’images saugrenues, de sensations étranges, de sentiments inquiétants ou joyeux qui charrient des souvenirs ou de objets dérisoires ou lourds de sens, mais le rêve n’est que l’envers de l’étoffe de l’existence, sa chair palpitante, sous le scalpel d’un verbe acéré. La narration engendrerait une angoisse à la limite du supportable, s’il n’y avait pas cette lucidité, ce regard précis aux notations exactes, aux analyses rigoureuses, cette distance entre la narratrice et ce flux de conscience, de « stream of consciousness  » où l’on sent l’influence de la lecture de Virginia Woolf, peut-être même de « The Waves ». L’auteur nous mène ainsi à travers le miroir, de l’autre côté, vers une réalité quotidienne et banale et pourtant merveilleuse et bouleversante.

Il y a dans la narratrice et finalement dans l’auteure, comme une mystique qui resterait solidement enfermée entre les murs du langage et de la raison, dont elle se jouerait pour s’évader avec son lecteur. Comment qualifier ce livre? Un récit poétique par une femme qui plonge dans les profondeurs du langage pour revenir avec des trésors du temps présent ou passé, bizarres, inquiétants ou émouvants ,comme en chérissent les enfants ou les adolescents ,mais qui garde toujours une maîtrise parfaite d’elle-même et de son jugement.

Max Vega-Ritter, Débats et imaginaires algériens. Romans et essais-une recension. Editions AFAPA,octobre 2017.

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