Dominique Lurcel a adapté et mis en scène le journal de Mouloud Feraoun sous le titre « Le Contraire de l’amour ». Sandrine Charlemagne publie un roman titré « Mon Pays étranger ». Les deux titres sont interchangeables.
Un Algérien fils de l’école française
Le roman de Sandrine Charlemagne est écrit comme un journal. Il met en scène une narratrice qui se rend pour la première fois en Algérie, le pays de son père décédé, lequel n’a cessé de la rudoyer, de l’humilier et de la battre de son vivant, un père qui a été « le contraire de l’amour ».
Mouloud Feraoun a écrit « Fils du pauvre » en 1939. Un premier roman autobiographique que le Seuil publiera en 1954. L’année suivante, il commence un journal qui ne sera publié qu’après sa mort (assassinat) en 1962. Un journal qui se lit comme un roman. Celui d’une vie, la sienne. Et d’un pays comme « étranger » qui devient le sien.
Cruel destin que celui de cet homme né en 1913, romancier « d’expression française », fils de paysans kabyles devenu élève de l’école normale d’instituteurs à Alger (boursier) dans un pays où peu d’enfants algériens étaient scolarisés (5% en 1912). Mouloud Feraoun devait devenir directeur d’école puis inspecteur des centres sociaux en 1960 à Château Royal (Alger). C’est là qu’il sera assassiné par l’OAS avec cinq de ses collègues en 1962, peu de jours avant le cessez-le-feu. Son journal raconte son évolution dans un pays, le sien où il se sent un peu comme étranger, jusqu’à basculer du côté de la résistance et du parti de l’indépendance.
Une française fille d’un père algérien
Le journal de Mouloud Feraoun est le périple d’un cheminement intérieur, d’une conscience déchirée. Le roman de Sandrine Charlemagne dit les tâtonnements d’un parcours initiatique :
« Est-ce réellement mon pays, ce pays dont on a jamais osé me parler ? […] Comment recevra-t-on ma curiosité de femme à double identité ? »
Mouloud Feraoun est lui aussi un être divisé. Accompagné par les ponctuations et les respirations du violoncelle de Marc Lauras, l’acteur Samuel Churin traduit en scène avec conviction les états d’âme changeants de l’écrivain algérien d’expression française, passant du doute à la colère, de la souffrance à la révolte.
Ce n’est pas sur la tombe de son père (où elle ne se rendra finalement pas), d’un père qu’elle appeler « pater » que la narratrice de « Mon pays étranger » trouvera à apprivoiser un pays qui était jusqu’alors un mirage, mais auprès d’un homme de théâtre, Mahmoud (qui a « l’âge qu’aurait le pater s’il était encore là »). Il l’attend au pied du bateau et sera le premier à la guider dans un pays qu’elle ne demande qu’à aimer. Malgré les assassinats (directeur de théâtre, acteurs).
« Je suis là pour trouver ma vérité », écrit la narratrice. Elle ne la trouvera pas. « Non je ne saurai jamais la cause de tant de solitude glaciale entre nous », dit-elle parlant de son père algérien qui, auprès d’elle, sera comme un étranger. A Oran, entre femmes, la narratrice trouvera des sœurs. Rires et douceurs. Et, à travers elles, l’écho de son amie Nina avec laquelle elle ne cesse d’effectuer ce voyage en pensée puisqu’elles voulaient le faire ensemble mais que Nina s’est suicidée.
Dis moi ton nom et je te dirai…
La mort violente traverse aussi le journal de Mouloud Feraoun avant que sa propre mort n’y mette fin. Il écrit en français, la langue du colonisateur, il craint que la mort ne vienne de son propre camp. Elle viendra de ceux dont il a appris la langue. Dans l’Algérie indépendante et déchirée où débarque la narratrice de Sandrine Charlemagne, on intime l’ordre à « la Française » de taire sa langue dans les lieux public, les taxis. Elle a « peur de parler français ».
Et pour finir, la question du nom rapproche ces deux destins.
« Inutile de dire que je ne m’appelle pas Feraoun », écrit l’écrivain algérien d’expression française dans une lettre à Emmanuel Roblès. Ce nom, c’est celui choisi par l’administration française. Dans le village où il est né, Tizi Hibel, on ne connait pas Feraoun mais on connait la famille Aït Chabaâne.
De même, au lieu de porter un prénom bien français, la narratrice de « Mon pays étranger » aurait dû s’appeler Malika. Mais son père qui ne lui parla jamais dans sa langue natale, en décida autrement.
« L’imposition d’un nom de famille toucha de même au cœur de l’identité personnelle des Algériens », écrit l’historienne Sylvie Thenault dans cette somme remarquable qu’est « Histoire de l’Algérie à la période coloniale » qu’elle a pilotée avec Abderrahmane Nouchène, Jean-Pierre Peyroulou et Ouanassa Siari Tengour et qui vient de paraître (éditions La Découverte, 720p, 28,50€).
La violence, la négation commencent dans le nom imposé. C’est aussi ce que racontent ce spectacle inspiré d’un journal et ce roman au sous-bassement biographique.
- « Le contraire de l’amour » à la Maison des Métallos , jeudi et vendredi à 20h, samedi à 19h et dimanche à 16h, jusqu’au 18 novembre, 01 47 00 25 20, puis 20 et 21 nov au Théâtre Firmin Gémier Antony, 24 nov médiathèque André Malraux à Strasbourg, 27 nov Théâtre de Chelles, 30 nov Les Quatre saisons à Givors, 4 déc Théâtre de Lisieux, 19 déc Salle Vasse à Nantes, etc.
- « Mon pays étranger“ Editions de la différence, 256p, 18 euros