Illusions et réalitésPar : Mohamed Terkmani*
Il y a à peine quelques années, rares étaient ceux qui, à part les spécialistes, avaient entendu parler des schistes et des hydrocarbures de schistes. Avec le développement spectaculaire qu’a connu aux États-Unis cette source d’énergie fossile non conventionnelle et l’intérêt grandissant que lui portent de nombreux pays, ils sont aujourd’hui sur toutes les lèvres et suscitent toutes sortes de spéculations sur l’importance des réserves et sur leur potentiel de production.
Cet intérêt a été rehaussé par les récentes évaluations et réévaluations des réserves entreprises à l’échelle mondiale par des organismes spécialisés tels que l’EIA (Energy Information Agency dépendant du Département US de l’Energie) qui ont mis en relief de vastes ressources réparties à travers les cinq continents. Les chiffres (hors US) avancés donnent le vertige avec des volumes de gaz en place estimés globalement à 882 000 milliards de m3 dont 188 000 milliards de réserves techniquement récupérables. À cela, s’ajoutent 5 799 milliards de barils de pétrole en place dont 287 milliards techniquement récupérables. De nombreux pays découvrent subitement, à travers ces évaluations, que leurs sous-sols contiennent de vastes réserves qu’ils souhaitent mettre en valeur au plus tôt pour satisfaire leurs besoins actuels ou futurs.
L’un de ces pays, l’Algérie, se découvre brusquement un volume de gaz en place de 97 000 milliards de m3 dont 20 000 milliards de réserves techniquement récupérables ce qui la place au troisième rang dans le monde après la Chine et l’Argentine, juste devant les USA. A cela s’ajoutent 121 milliards de barils de pétrole + liquides dont 5,7 milliards de réserves techniquement récupérables. Le ministère de l’Énergie et des Mines (MEM) va encore plus loin. D’abord en estimant à la hausse les volumes de gaz en place et les réserves techniquement récupérables qui sont portés respectivement à180 000 milliards et 27 000 milliards de m3. Ensuite, en prévoyant une production annuelle de 60 milliards de m3/an grâce au forage de 240 puits/an. D’où la tendance, pour beaucoup, à croire qu’il s’agit là d’une panacée providentielle qui permettra de remplacer les hydrocarbures conventionnels en voie d’épuisement et de prolonger indéfiniment une rente en voie de disparition. Sauf que la réalité est tout autre car les réserves en question sont des réserves dites techniquement récupérables dont le sens ambigu peut prêter à confusion alors que les prévisions de production annoncées se basent sur des débits de puits très surestimés, près de 10 fois plus élevée que la production moyenne par puits aux USA. Il est donc grand temps de faire la part des choses entre ce qui appartient à la réalité et ce qui relève de l’illusion.
Des réserves techniquement récupérables qui ne sont pas si récupérables que cela. Les chiffres de réserves présentés dans les différents rapports ne portent, en fait, que sur des réserves dites techniquement récupérables. Aussi il est important, avant d’aller plus loin, de définir le sens de cette catégorie de réserves afin d’éviter tout malentendu dans l’esprit des personnes non averties quant à sa signification. Il suffit, pour cela, de dire que les réserves techniquement récupérables sont des réserves pouvant être produites en utilisant les technologies actuellement disponibles mais sans savoir si elles seront économiquement récupérables ou pas.
La question qui vient alors immédiatement à l’esprit du lecteur est de se demander pourquoi les estimations se limitent-elles à cette catégorie de réserves et ne portent jamais sur les réserves économiquement récupérables ? Pour y répondre, il faut savoir que les États- Unis sont, pratiquement, le seul pays où une telle évaluation est actuellement possible.
En effet, des centaines de milliers de puits à schistes y ont été forés, ce qui a permis non seulement de constituer une abondantes base de données lithologiques, pétro-physiques, géochimiques et économiques mais aussi de procéder à des tests de formation et d’obtenir un historique de production pour chacun des puits exploités. Il devient alors possible, en calant l’historique de production sur des courbes de déclin, notamment celles de type exponentiel, hyperbolique et harmoniques, de connaître, par extrapolation, la récupération économique de chaque puits.
Les résultats ainsi obtenus sont ensuite transposés, sur la base de similitudes géologiques, aux secteurs non encore développés pour en estimer les réserves économiques. Le traitement de tous ces résultats, facilité par l’utilisation de modèles numériques de simulation, permet de déterminer le total des récupérations de tous les puits actuels et futurs : un total qui correspondra donc aux réserves économiquement récupérables des USA. Dans les autres pays où il n’existe pas ou peu de puits à schistes, cette approche n’est pas possible car des centaines voire des milliers de puits sont requis à cette fin.
C’est la raison pour laquelle, en attendant de faire mieux, les estimations ne peuvent que se limiter aux volumes d’hydrocarbures en place et aux réserves techniquement récupérables.
Signification et fiabilité des chiffres de réserves
Les réserves dites techniquement récupérables peuvent donc s’avérer très déroutantes, non seulement parce qu’elles sont souvent confondues avec les réserves économiquement récupérables mais aussi parce que leur estimation est très imprécise. Le cas de l’Algérie est un bon exemple pour illustrer ce qui vient d’être dit. En effet, si les réserves techniquement récupérables y ont été estimées à 27 000 milliards de m3, en réalité les réserves économiquement récupérables sont nulles (0 m3), car actuellement non rentables. Cela se comprend aisément lorsqu’on sait que le coût d’un forage tourne autour de $15 millions, sans compter les autres coûts, et qu’il ne peut être compensé par des réserves techniquement récupérables d’à peine (comme déduit plus bas) une trentaine de millions de m3/puits. Est-ce à dire qu’une production rentable ne sera jamais possible ?
Absolument pas ! Car tôt ou tard elle le deviendra avec notamment la baisse des coûts, l’accroissement de la récupération et l’augmentation des prix. Mais il est peu probable que cela se produise avant le moyen ou le long terme. Le cas de la Pologne est encore plus parlant. Avec au départ les plus importantes réserves de gaz de schistes en Europe estimés à 5300 milliards de m3, ce pays a vite fait d’attirer de nombreuses compagnies internationales pour prospecter son sous-sol.
Suite au forage d’une cinquantaine de puits, il s’est avéré que les réserves ne présentent aucun intérêt économique. A tel point que les principales compagnies telles qu’Exxon/Mobil, Marathon, Talisman, Total et ENI ont fini par jeter l’éponge et ont décidé d’arrêter leurs opérations dans ce pays. A cela s’ajoute l’imprécision des réserves. Pour l’Algérie, elles ont au départ été évaluées à 6000 milliards de m3 de gaz par l’EIA qui vient de les porter à plus de 20 000 milliards de m3, alors que le MEM va encore plus loin en annonçant le chiffre de 27 000 milliards de m3. Tout cela en l’espace de deux ans. Pour la Pologne c’est l’inverse. Au départ, elles avaient été estimées à plus de 5300 milliards de m3.
Elles viennent, suite au forage de la cinquantaine de puits, d’être revues drastiquement à la baisse et varient vaguement entre 800 et 2000 milliards. De nombreux pays font périodiquement l’objet de fortes réévaluations à la hausse ou à la baisse. Donc affaire à suivre.
Un potentiel de production limité et loin de répondre aux attentes anticipées
La connaissance du potentiel de production des futurs puits à schistes algériens est d’une grande importance pour deux raisons principales. D’abord pour estimer les réserves économiquement récupérables. Ensuite pour établir des prévisions de production fiables pour le scénario de développement retenu.
Comme expliqué plus haut, il est impossible d’obtenir cette information dans les pays comme l’Algérie, où il n’existe aucune exploitation de puits à schistes. Par conséquent, le seul moyen pour estimer au mieux le potentiel de production consiste à entreprendre une comparaison analogique par rapport à l’immense base de données issue des centaines de milliers de puits américains, seule référence disponible.
Les statistiques établies à partir de ces données par des organismes tels que l’EIA et l’US Geological Survey ainsi que divers consultants montrent que la récupération ultime moyenne d’un puits à gaz sur l’ensemble des bassins américains est d’un Bcf (environ 30 millions de m3) pour une durée de vie moyenne de 10 ans.
Cette information a déjà permis de déduire plus haut que l’exploitation des hydrocarbures de schistes en Algérie n’est pas encore une opération rentable. Elle permet également de déduire que le projet de développement prévoyant le forage de 240 puits par an pour produire 60 milliards de m3/an est très surestimé, car il ne pourra produire qu’environ 7 milliards de m3/an à moins de forer 2000 puits/an. Le constat qui en découle à ce point est que le potentiel de production des hydrocarbures de schistes est limité et ne dépendra pas de l’importance des réserves, même si celles-ci s’avèrent très vastes. Il dépendra surtout et avant tout du nombre de puits qu’il sera possible de forer par an, c’est-à-dire des moyens technologiques et logistiques qui pourront être mobilisés.
L’autre constat est que les 7 milliards de m3/an que pourront produire les 240 puits forés annuellement permettront de couvrir moins de 9% des 80 milliards de m3 de gaz prévus pour la consommation nationale à l’horizon 2030. Et même si l’Algérie réussissait la prouesse de forer 2 000 puits par an pour produire les 60 milliards/an souhaités, leur production n’arrivera même pas à satisfaire cette consommation.
Tout se passe comme si mère nature, très déçue par la production démesurée et le gaspillage excessif des hydrocarbures, avait décidé de mettre un frein à sa générosité en les distribuant au compte-goutte et au compte-bulle avec des coûts autrement plus élevés. Les rentes fabuleuses auxquelles nous nous sommes habitués ne seront plus, dans quelques années, qu’un souvenir nostalgique. Alors que la transition économique vers une économie diversifiée, seule solution de remplacement pour s’émanciper de la rente, stagne sans amélioration en vue. Sinon comment expliquer que le pays soit inondé d’oranges et de figues sèches, pour ne citer que ces produits, importés d’Espagne et d’ailleurs, alors que c’est plutôt l’inverse qui devrait se produire.
Conclusions
(…) Dans ces conditions, il ne faudra pas trop compter sur les hydrocarbures de schistes (même si on leur ajoute les énergies renouvelables et autres énergies alternatives) pour prolonger la rente actuelle en voie de disparition.
Par conséquent, la solution ne réside pas dans une transition énergétique vers un mix ne pouvant qu’être déficitaire, mais plutôt dans une transition économique vers une économie diversifiée, capable de s’émanciper de la rente et où la transition énergétique ne serait que l’une des composantes de la diversification.
M. T.
mterkmani@msn.com
(*) Ingénieur, ancien directeur à Sonatrac