Nouvelles technologies : tous condamnés à être « Seuls ensemble » ?

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Directrice du département Technologie et autonomie du Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’anthropologue et psychologue américaine Sherry Turkle a étudié pendant quinze ans notre relation avec les objets technologiques. Dans Seuls ensemble, dernier volume d’une trilogie sur les rapports qu’entretiennent les gens avec leur ordinateur, elle s’interroge sur la manière dont les nouvelles technologies ont redessiné le paysage de nos vies affectives et de notre intimité.

Avec The Second Self (1984) et Life on the Screen (1995), Sherry Turkle s’est intéressée de près à l’émergence de l’informatique et aux nouvelles opportunités qu’offraient les ordinateurs pour créer et explorer une nouvelle identité en ligne. Au milieu des années 90, elle constate que deux tendances se précisent : d’un côté le développement d’une vie entièrement intégrée au réseau, favorisée par les moteurs de recherche et les navigateurs puis par les connexions mobiles ; de l’autre, une évolution de la robotique qui ne se contente plus de créer des aides robotisées à la personne, mais qui a désormais pour ambition de nous créer de nouveaux amis. Deux tendances de la culture numérique qui touchent principalement les « digital natives », ces jeunes âgés de 5 à 25 ans ayant grandi avec des téléphones portables et des jouets qui réclament de l’attention. Une sollicitude vers l’inanimé qui pose la question de notre identité humaine.

Des robots de plus en plus aimables ?

Intégrant le MIT dans les années 80, Sherry Turkle a assisté en première ligne à l’évolution de la robotique et à son intrusion progressive au cœur de notre quotidien. Des premières machines réservées exclusivement aux personnes âgées et conçues comme des robots d’aide à la personne, à celles destinées aux enfants, la robotique a pris une place grandissante dans les foyers, nous invitant à reconsidérer la nature de la pensée, de la mémoire et de la compréhension humaines.

Pour étudier à la loupe le rapport des utilisateurs à ces nouveaux robots sociaux, Sherry Turkle a prêté des artefacts de « Tamagotchi », « Furby » et « My Real Baby » à des séniors résidant en maison de retraite et à de jeunes enfants, tous de milieux socio-économiques divers. Elle s’est alors aperçue que les individus, quel que soit leur âge, avaient tous une tendance à considérer leur robot comme vivant. Les plus jeunes entretenaient rapidement des relations affectives avec leurs nouveaux compagnons. Conscients qu’ils étaient bien différents d’un chien ou d’un chat, ils attendaient néanmoins d’eux de la compassion, de l’écoute et de l’affection. De la même manière, après une très courte période d’adaptation, les retraités se mettaient tout naturellement à considérer leur machine comme un nouvel ami, un confident essentiel.

Une persone âgée avec « Paro », le robot bébé phoque thérapeutique © SAHLAN HAYES/Fairfax

Des humains de substitution

Aujourd’hui, certains attendent de ces robots bien plus qu’une oreille attentive : ils envisagent une nouvelle espèce avec qui vivre son intimité, s’accoupler et aimer. Une réalité à laquelle l’anthropologue s’est heurtée lors de ses recherches, accusée par un journaliste du réputé Scientific American de faire du « chauvinisme d’espèces ». Pure science-fiction ? Pas tout à fait, car la recherche robotique avance dans cette direction, essayant d’humaniser davantage les robots de demain. Que ce soit Milo, l’humanoïde développé par Microsoft en 2010 ou Paro, le « premier robot thérapeutique » développé au Japon, ils témoignent tous deux de la volonté des hommes à créer une interaction affective unique avec la machine. Cette tendance, qui remet profondément en cause notre rapport au vivant, interroge l’auteure sur notre capacité à accepter ces humains de substitution et lui fait dire que « nous sommes prêts, émotionnellement et même philosophiquement à les accueillir ».

Mais alors que nous cherchons désespérément un peu de réconfort humain auprès de machines programmées, nous fuyons systématiquement nos semblables, privilégiant la virtualité des réseaux internet à l’échange en face à face. Une symétrie troublante qui annonce la fin des relations humaines ?

« Les humains, c’est trop exigeant »

"Seuls ensemble"

« Seuls ensemble » © L’Échappée

Parallèlement à l’arrivée de la robotique dans le quotidien affectif, Internet et les réseaux sociaux ont chamboulé en profondeur les liens entre les individus tout autant que la construction du moi.

Interrogeant des enfants, des adolescents et des adultes américains, Sherry Turkle a fouillé l’immensité du web : de « Second Life » aux réseaux sociaux, elle met en lumière la multitude des mondes virtuels et leur intrusion de plus en plus marquée dans la sphère du réel. S’invitant à table, accessibles partout et tout le temps grâce à la mobilité des réseaux, ces nouveaux mondes brouillent les frontières et enferment souvent ceux qui s’y perdent, tout en leur donnant l’illusion de n’être jamais seuls.

S’intéressant de près aux adolescents dépendants de leur téléphone portable, elle a recueilli de nombreux témoignages – édifiants – sur le rapport de ces jeunes à ce qu’elle appelle leur « membre fantôme ». Si le réseau facilite l’amitié tout autant que les divertissements ou le commerce, la chercheuse s’inquiète néanmoins de la frénésie avec laquelle les jeunes générations effacent peu à peu l’humain au profit d’une virtualité plus facile, moins exigeante et dans laquelle ils se sentent protégés, moins exposés à l’incertitude des rapports humains.

Un nouveau rapport à l’autre

S’ils sont capables d’envoyer en moyenne 3500 textos par mois, ces ados accrocs au portable fuient systématiquement le rapport réel et témoignent tous de la même hantise : avoir à affronter quelqu’un en tête à tête, au téléphone ou pire, « dans la vraie vie ». Des situations qui leur semblent insurmontables parce qu’elles exigent un contact sans protection avec l’autre, et qu’elles pourraient faire émerger des relations qui ne seraient pas totalement conformes à leurs désirs. Une interaction qui risquerait aussi de leur faire perdre le contrôle de leur image.

Au final, ces jeunes ultra connectés attendent de moins en moins des autres et de plus en plus des machines, fuyant le contact humain mais cherchant sans cesse à être reconnus et rassurés. Un nouveau rapport à l’autre qui sonne le glas de l’altérité, nécessaire à toute relation sociale, mais balaie aussi le temps de la réflexion, de la contemplation, tout autant que les bienfaits de la solitude, si précieuse à tout épanouissement personnel.

Livre captivant qui a eu un grand retentissement aux États-Unis, Seuls ensemble raconte une histoire en perpétuelle mutation, celle de notre capacité à être ensemble et à accepter l’autre dans sa complexité. Alors que le web est encore tout jeune et que la culture de la vie en réseau n’en est qu’à ses débuts, Sherry Turkle ne fait pas dans l’alarmisme, mais s’interroge : que restera-t-il d’une civilisation qui confie sa propre mémoire à un disque dur ?

> Seuls ensemble – De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines, Sherry Turkle. Traduit de l’anglais (USA) par Claire Richard. Éditions L’échappée. Collection « Pour en finir avec ». Parution : Mars 2015 (Première édition américaine : 2011). 528 p. 22€

Alice Dubois

Journaliste et chroniqueuse, avec prédisposition naturelle pour les sujets de société, la biosphère et les culture(s). Après une vie entre spectacle vivant et agence de com. La presse écrite ? Depuis sa première machine à écrire, en 1984.