Interroge ton esprit et tu sauras qui je suis.

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Touhami Moualek

Ce matin, j’ai aperçu un homme étrange. Ses yeux étaient perçants, d’un noir rubis éclatant. Il m’a fixé de son regard obscur et inquiétant. Je n’ai pu supporter ce regard impassible posé sur moi. Accablé, j’ai fini par baisser les yeux. Puis, j’ai décidé de m’approcher de ce quidam, debout, non loin, confondu à une foule dense, étalée le long du quai de gare.

Intrigué, j’ai voulu, à mon tour, défier son regard vif et sans aucun clignement des paupières. J’ai fièrement relevé la tête et orienté mes yeux dans sa direction. A ma grande stupéfaction, il n’était plus là. J’ai pensé qu’il avait juste changé de place. J’ai scruté des yeux l’endroit précis duquel il m’était apparu. Sa grande silhouette svelte, gracieuse, drapée d’un long manteau noir tombant, ne pouvait passer inaperçue. Malgré mon insistance à inspecter des yeux tout le quai, je ne vis rien. Aucune trace de l’individu.

S’agissait-il d’une apparition née de mon imagination ? Je n’avais autre explication rationnelle. Pourtant, le vacarme de la foule, les bruits, les cris résonnants, les fracas, les annonces des speakers s’étaient subitement tus, le temps de cette brève apparition. En effet, je n’entendis plus rien autour de moi, jusqu’au moment précis où je vis le train entré en gare. Les bruits coutumiers d’une gare retentissaient de nouveau. Je pénétrai dans une voiture, en début de train. Il y avait des sièges vides. Je pris place au sein d’un carré.

La sirène sonore retentit, les portières se verrouillèrent, le train s’élança. J’avais encore à l’esprit ce mystérieux inconnu. Malgré l’idée d’une simple hallucination, je ne parvenais pas à effacer le visage resté gravé dans ma mémoire. Je n’avais pas rêvé ! Je fus secoué plus que d’habitude, lorsque le train traversa une longue zone d’aiguillage. Des passagers, restés debout, ressentirent les fortes secousses, certains furent légèrement ébranlés. Je fermai les yeux, m’assoupissant un peu.

Enfin, le train arriva à bonne destination. Je descendis de voiture, me précipitai vers la sortie. Tel un automate, je rejoignis un long couloir conduisant à un escalator, puis je parvins à la surface. Lorsque je n’étais pas en retard, j’avais pour habitude de m’arrêter à un bar-tabac du coin et d’y prendre un café serré. Et justement, j’avais tout mon temps. Je commandai un café, réglai l’addition, me dirigeai vers une table, m’assis machinalement. Quelques minutes passèrent. Soudain, je ressentis une présence humaine derrière moi. Je saisis la tasse, bu le fond restant, sans rien laisser paraître de mon stress intérieur. Je fus alors pris d’une stupeur, d’un effarement, lorsque je vis, à mon grand désarroi, un homme  prendre place devant moi. Il n’y eut aucun doute dans mon esprit : c’était bien l’homme aperçu au matin.

— Surpris de me revoir ? demanda-t-il
— Oui, répondis-je en proie à une peur bleue. C’est bien toi que j’ai aperçu ce matin ?
— Oui, effectivement.
— Mais qui es-tu ? Que veux-tu ? demandai-je à mon tour.
— Interroge ton esprit et tu sauras qui je suis.
— Que vient faire mon esprit dans tout cela ?
— Interroge ton esprit et tu sauras qui je suis, redit-il en se levant.

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Porteur d’eau

Il s’apprêta à repartir. Apparemment, j’étais seul à le voir et à l’entendre ; dans la salle, personne ne semblait, en effet, conscient de sa présence. Puis, il tourna les talons et disparut derrière un écran de fumée opaque. Effrayé, je me levai à mon tour. Les yeux écarquillés, j’observai tout autour de moi. Tout semblait normal. Seules quelques clients, intrigués par mon visage ahuri et mes faits et gestes précipités, m’observaient pantois. Visiblement, j’étais perturbé, affolé et cela se voyait.

Une dernière fois, j’entendis cette voix martelant dans ma tête : « Interroge ton esprit et tu sauras qui je suis ». Qui est cet homme ? Que voulait-il ? Quel était son message, s’il y en avait un ? Autant de questions sans réponse. M’était-il possible d’y répondre, alors que je n’y comprenais rien ? Une énigme. Je repris le chemin du bureau, frustré et tourmenté. Sur la route, il y avait un vieux mendiant auquel je donnais, plus ou moins régulièrement, quelques pièces en aumône. En retour, son sourire sincère acquittait largement ma modeste contribution. Il me lançait tout haut : « Dieu te bénisse, ainsi que tes parents. » Je répondais : « Amine. Puisse Dieu t’aider et t’assister dans tes dures épreuves. » Mais ce jour-là, précisément, le vieil homme n’accepta pas mes pièces. Il me fit signe de me rapprocher de lui. Je m’exécutai. Il était assis. Il me pria de me baisser et de lui prêter l’oreille :

— Je ne veux pas de ton argent ? dit-il
— Mais pourquoi donc ? Tu en as besoin.
— Assurément. Mais écoute-moi. Je suis sur cette terre depuis une éternité. J’ai prié Dieu de me rappeler, en vain.  J’ai été puni pour un grave crime que j’ai commis il y a de cela fort longtemps. Ma peine : l’errance de mon âme sur Terre .
— C’est un dur châtiment. Tu ne connais donc pas la mort ? demandai-je.

Le vieil homme précisa, la voix enfin délivrée :
— Dieu m’a accordé, dans son immense miséricorde, une possibilité de rachat. Un ange m’avait informé qu’il me fallait recueillir de personnes dignes et pieuses, cent dix-sept mille supplications adressées à Dieu en ma faveur pour prétendre trouver la paix de mon âme. Avant de parvenir jusqu’ici, j’en ai recueilli beaucoup ailleurs, dans d’autres pays. J’ai suivi mon instinct qui m’a guidé jusqu’à cet endroit où je me suis assis. Chaque jour, j’attendais ton passage. Et lorsque tu me donnais une pièce et que tu prononçais cette phrase : Puisse Dieu t’aider dans tes difficiles épreuves, alors tes paroles étaient entendues, car prononcées avec une foi profonde. Ton sourire ne trompait pas, il me réchauffait le cœur.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit auparavant ? Je t’aurais aidé, dis-je.
— Je n’étais pas autorisé à en parler, jusqu’à hier où tu avais prononcé la dernière intercession en ma faveur. As-tu eu la visite d’un homme ce matin ?
— Oui, répondis-je. Un homme dont je ne sais rien du tout. Il m’a juste dit : Interroge ton esprit et tu sauras qui je suis.

La réponse à mes interrogations me parvint enfin :
— L’homme que tu as aperçu ce matin est ton esprit incarné en être humain. Il est venu de parler et sceller ta foi en toi. Désormais, il te suffira d’interroger ton esprit pour avoir la réponse à toute question relative au Bien et au Mal. La puissance de la foi peut délivrer du mal tout être humain, même lorsque son cas peut paraître désespéré. Je vais recouvrer la paix et je le dois à ta bonté et à ta foi profonde. Je vais te quitter mon fils et regagner le chemin qui guide vers Allah. Continue à œuvrer pour le Bien et ne te préoccupe pas de ceux qui font le Mal. Cela se retournera contre eux, un jour ou l’autre. Ils subiront mon châtiment. Interroge ton esprit et tu sauras comment distinguer le vrai du faux, la vérité du mensonge, le véridique de l’hypocrite. Ne parle à personne de ce que tu as vu et entendu. Désormais, tu es de ceux qui savent. Puisse Dieu nous réunir un jour au Paradis.

Le vieil homme disparut en un éclair. Subitement, le ciel se dégagea, sa grisaille laissa place à un magnifique arc-en-ciel d’où l’on pouvait lire ceci : Allahou Akbar (Dieu est grand). Étais-je seul à voir cet arc-en-ciel ? Aucun parmi les passants ne leva les yeux. Tous avaient une mine triste, résignée, torturée, les yeux rivés au sol. Et pourtant, juste au-dessus de leur tête, il y avait cette clé du paradis. Il leur suffisait juste de lever les yeux vers le ciel. Pas un ne le fit. Ils passèrent tous à côté, comme aveuglés.

Fin

Touhami Moualek

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