J’attends, aussi, naturellement, sans y réfléchir, que tout le monde fasse de même. Je ne supporterai pas que quelqu’un empiète sur ma liberté, fasse du bruit ou crie à quatre heures du matin ou que le facteur remette mon courrier aux gosses du quartier.
Tout est pensé ainsi, en Algérie. Sauf par l’école, qui n’enseigne rien de tout ça. Même qu’elle le ferait, de toute évidence, cela ne suffirait pas à instaurer des règles de conduite en harmonie minimale avec les exigences du vivre-ensemble.
Il y a un mais, plus haut dans le texte qui concerne les bases du respect de tous par tous, par le partage. Tout au moins faire que le moins de monde possible se sente poussé à ne vivre que pour soi. A commencer par ceux qui ont commencé à le faire les premiers et qui ont poussé le reste à faire de même.
La première condition de la citoyenneté est la valeur accordée au travail. Cette valeur a été la première de toute à être dévaluée au profit des rentes de situation d’abord, puis de la débrouille généralisée, ensuite au profit de la corruption à grande échelle. C’est-à-dire que la course à la prédation s’est présentée comme l’unique moyen de se réaliser dans la société. Le salaire est consacré « revenu de la honte ».
Et nous pouvons affirmer que la culture de la prédation est la mère de la déprédation, par la nécessité imposée de faire fi de tout pour réussir. Ce que je ne peux prendre, n’est pas à moi et ne mérite pas que je m’y intéresse ou que je m’attarde sur son sort. S’il faut que cela s’écroule pour que je passe, je ferais tout s’écrouler.
Ainsi, la valeur-travail qui est éminemment structurante de la personnalité, par l’intégration sociale qu’elle procure et par le sens qu’elle donne à la vie de l’individu est gravement affectée dans de nombreuses poches de la société algérienne. Même si je travaille je ne peux pas me loger, je ne peux pas m’amuser, je ne peux pas acheter une voiture, je ne peux pas voyager, ce pays n’est donc pas bon à vivre et s’il n’est pas bon à vivre pour moi, ce n’est pas mon pays et tout ce qu’il contient mérite d’être détruit. Et si je nettoie chez moi, c’est parce que c’est chez moi.
On aboutit consécutivement à l’autre forme d’exclusion du grand nombre, qui découle du système de représentation politique. La notion de droit est immédiatement subordonnée à ce qu’un individu reçoit comme confirmation de son appartenance à la société, donc à son statut de citoyen.
C’est-à-dire une personne consciente de ses droits et surtout de ses devoirs. Les devoirs sont bien connus, en général, la loi et ses représentants sont là pour les rappeler (le plus souvent sans succès), mais les droits restent souvent au stade de sentiments ressentis dans un état chronique de frustration. S’ils ne sont pas concrètement vécus c’est au regard de l’anomie qui règne à tous égards. Au point qu’un fonctionnaire qui fait son travail semble rendre service et non faire son travail. Un chauffeur de taxi qui ne rechigne pas sur la destination demandée semble, aussi, rendre service.
Le savoir-vivre qui se situe au niveau de rapports moins larges, voire la sphère privée, connaît aussi une altération, qui n’est pas seulement d’ordre culturel (rurbanisation, délinquance…). En ce sens, le délitement des liens sociaux ne peut pas ne pas gagner les relations les plus étroites. L’individu étant dans un processus de rejet de normes qui ne le servent pas.
La leçon que tout cela nous prodigue est que lorsque l’organisation formelle, c’est-à-dire la société que veut imposer la loi, la religion et l’ordre officiel en général, ne fonctionne pas pour le plus grand nombre, le civisme, la citoyenneté, la démocratie restent des mots que peu entendent ou comprennent. Le grand nombre produit alors, le plus souvent, indépendamment de sa volonté, le comportement qui le fait survivre, envers et contre tout, qui se manifeste, dans sa forme la plus bénigne par la rustrerie, communément appelée incivisme.
En face, il y a toujours en miroir, le mépris (conscient ou inconscient), la bureaucratie, l’incompétence, les passe-droits, la corruption….