« Dans les cadences de la musique est caché un secret : si je le révélais, il bouleverserait le monde ». Jalal Eddine Roumi (1207 – 1273).
Lorsqu’en mars 1977 s’éteignit la superbe voix de Abdelhalim, j’étais de ceux, nombreux, qui pensaient que le glas de la chanson arabe de qualité avait sonné tant l’apport de Abdelhalim était considérable et le vide qu’il laissait immense. Certes, il restait encore des noms prestigieux mais nul autre que Abdelhalim n’avait réussi à marquer d’une empreinte particulière et indélébile une jeunesse arabe de plus en plus nombreuse et de plus en plus cultivée, donc exigeante, surtout en matière artistique.
Aujourd’hui encore, il ne cesse de la marquer à travers une génération pourtant toute née après lui. Je me rappelle qu’un jour, un de mes deux fils, décryptant les particularités de la chanson « Anta Kalbi » me lança à la fin de l’écoute : « quand on a savouré une telle chanson, il devient extrêmement difficile, voire impossible d’écouter quelqu’un d’autre chanter ». Je reconnais qu’il n’avait pas tout à fait tort. Même de nos jours, la popularité de Abdelhalim est intacte et ce en dépit d’une abondante production. Et quand on constate, à travers de récents festivals organisés çà et là dans certains pays, quand on sait que dans ces mêmes pays, la musique n’a pour corollaire que les considérations sonnantes et trébuchantes et pour raison d’être qu’un orgueil mal placé comme seule une inculture manifeste peut engendrer et quand on devine les desseins inavoués qui se cachent derrière tout cela, on se demande si la chanson arabe porte réellement en elle, aujourd’hui, un vecteur véhiculaire des notions d’art, de pureté, de noblesse, de message … J’en doute, du moins j’en ai douté…jusqu’à ce que…
C’était au début des années 90. La télévision algérienne diffusait des variétés libanaises. En vedette une chanteuse alors peu connue du public. Elle s’appelait Magida Roumi. La musique était assez originale, soignée, expressive, légère, belle, les paroles correctes. Je n’ai pas été particulièrement emballé par la prestation mais j’écoutais toutefois avec une certaine complaisance pour une raison bien précise : l’émergence de nouveaux chanteurs libanais était la preuve pour moi que le Liban, pays qui m’est cher, était sur la bonne voie pour surmonter ses dures épreuves et que la vie, avec l’ensemble de ses exigences, y reprenait tous ses droits. L’art, sous ses multiples aspects et particulièrement la chanson, constituait en cela un excellent baromètre. Et les sentiments de compassion, de respect, de solidarité et d’amitié que je nourrissais à l’égard du peuple frère du Liban, me commandaient de surveiller attentivement ce baromètre. C’est ce que je fis et continue de faire à ce jour.
Je découvris donc une chanteuse à la voix belle, pleine d’aisance et de maîtrise. Je ne ne me précipitais pas pour l’enregistrer et me contentais de l’écouter jusqu’au bout, signe d’intérêt évident. Par la suite, je ne cherchais pas non plus ses cassettes sur le marché. J’eus quelques occasions de la revoir, dans le même répertoire, toujours à la télévision algérienne…
Et puis un jour, l’aîné de mes deux garçons m’invita à écouter une cassette qui contenait, entre autres, deux chansons qui m’ont littéralement transporté : « Kalimate » et « Beyrouth sitt eddounia ». Ce fut un enchantement. Tous les ingrédients d’une belle œuvre y étaient réunis : paroles, musique et interprétation. Quant à la chanson sur Beyrouth, elle fut pour moi d’un tel saisissement que je me suis immédiatement dit : « Cet air fera aimer le Liban à tous ceux qui ne le connaissent pas ». Depuis la chanson patriotique de Abdelhalim « El boundoukia » (le fusil) que je considère comme la plus belle du répertoire arabe, aucune chanson n’a eu autant d’effet sur moi comme celle que venait de nous livrer Magida.
La puissance du verbe, la majesté de l’image, la délicatesse qui sied à une patrie meurtrie mais plus que jamais – et toujours – debout, la contrition en toile de fond, l’absence totale de haine, l’élan de la voix et ses vibrations qui ne s’expliquent que par l’élan du cœur, l’espoir de renouveau savamment martelé à la fin de la chanson, le mea culpa proclamé simplement, avec humilité et sincérité, sans honte, haut et fort, l’éloquence et la pertinence du message, tout y est chanté avec générosité, tendresse et amour. J’ai ressenti doublement l’impact de cette chanson : d’une part parce qu’il s’agissait du Liban et d’autre part parce qu’à quelque cinq mille kilomètres de là, dans mon propre pays, des événements douloureux nous endeuillaient tous les jours et cette chanson m’est apparue comme une interpellation, une leçon magistrale de sagesse, de réalisme et une sonnette d’alarme destinées à l’ensemble des humains qu’ils soient non seulement au Liban mais partout ailleurs : en Algérie, en Egypte, en Somalie, au Rwanda, au Gabon, au Liberia, en Afghanistan, au Cambodge et j’en laisse.. Changez simplement un mot – un seul – dans cette chanson et vous lui conférez un caractère d’universalité. Avant elle je n’en ai rencontré hélas ! Qu’une dans tout le répertoire arabe : Ahlam biyoum de Abdelhalim…
Le contenu de cette cassette me rappelait que « l’art était beau d’abord par lui – même (…) car la beauté porte en elle une vertu qui libère notre esprit ». Et mon esprit totalement saisi et enfin libéré vit là une œuvre authentiquement arabe mais de dimension supra arabe qui vient remettre les pendules à l’heure et battre en brèche un monde de platitude, d’insipidité, de cacophonies et de musiquettes produites en quantités industrielles depuis plusieurs années sur la scène arabe pour ne répondre qu’à une vulgaire loi de marché : celle de l’offre et de la demande et « se vendre comme du savon à barbe ».
Début 96, la plus jeune de mes deux filles me ramena un CD au titre de « Rassaïl » où je découvrais la chanson « Samraa En Nil ». Plus qu’une conquête, elle provoqua en moi un véritable envoûtement. Comme disait Haydn au sujet d’une autre composition, cette chanson me procura « paix et consolation ». J’ajouterai : et de la sérénité. L’art pur était là avec tout son mystère, toute sa splendeur et toute sa simplicité. L’état de déshérence dans lequel, par partialité explicable ou par ignorance excusable, j’avais vu la chanson arabe au lendemain de la disparition d’Abdelhalim prenait officiellement fin pour moi. Un superbe et sympathique maillon venait de faire sa jonction – et de quelle manière ! – avec l’illustre chaîne composée de chanteurs d’exception qui avaient, chacun à sa façon et avec son cachet propre, tous contribué, avec éclat et des fortunes diverses, à l’écriture des plus belles pages de l’âge d’or de la chanson arabe. Et ce maillon avait pour nom Magida.
J’avouerai ici une chose : quelles que soient mes capacités de réflexion et mes aptitudes d’analyse, je ne saurai jamais commenter l’effet et le charme que cette chanson a eus sur moi. Ma vie durant, je ne me suis jamais expliqué pourquoi certaines choses m’ont fasciné et j’ai volontairement refusé de rechercher les explications de peur de les banaliser une fois le mystère percé. Il en sera ainsi pour cette chanson comme il en a été ainsi pour d’autres du grand Jacques Brel et de l’inégalable poète, philosophe, compositeur, musicien et chanteur français Léo Ferré.
Enfin, depuis quelques mois, j’ai pris connaissance, toujours grâce à ma plus jeune fille, d’un autre album : un magnifique chef d’œuvre qui traduit non seulement les innombrables ressources et le talent intrinsèque et transcendant de Magida (maîtrise absolument déroutante, don de soi, magnanimité) mais également le génie de paroliers et de compositeurs apparemment hors du commun.
J’estime que l’une et les autres sont arrivés à point nommé, avec un travail d’excellente facture et d’une grande finesse, pour restituer à l’ensemble des puristes du monde arabe quelque chose qui a failli se perdre face à la loi des nombres, des séries et du diktat de l’argent : le goût du beau, du sublime à travers des chansons dignes d’occuper une place de choix dans notre patrimoine culturel. Et c’est avec panache que cette place est d’ores et déjà conquise par Magida.
Les lignes qui précèdent et celles qui les suivent ne sont écrites ni par un musicologue ni par un musicographe mais tout simplement par un citoyen arabe qui affirme qu’elles sont l’expression fidèle, stricte et sincère des sentiments qui lui ont été inspirés par l’œuvre – peut-être limitée momentanément par le nombre des titres mais ô combien prometteuse – de la grande artiste à qui cet hommage est rendu par reconnaissance.
La référence à Abdelhalim n’est là pour gêner personne tout au contraire. Je l’ai faite par gratitude pour l’immense bonheur qu’il a patiemment, longuement, durablement et non moins difficilement procuré aux masses arabes, pour ses qualités professionnelles remarquables et aussi et surtout pour ses qualités humaines très rares. Et une de mes grandes satisfactions a été de voir justement Magida interpréter une de ses œuvres avec brio. J’ose voir là une similitude commune de prédisposition d’esprit vis-à-vis de lui. Si tel était le cas, j’en tirerais orgueil et fierté. Mais si tel n’était pas le cas, je ne serais nullement déçu et précisément pour ce qui suit : je me suis abstenu, par pudeur, d’esquisser des parallèles ou des comparaisons car j’estime que dans l’art, la diversité des genres et des styles est un facteur de richesse et, à ce propos, elle doit constituer la règle. Aussi toute comparaison est à proscrire, l’impératif de complémentarité dans un espace culturel commun exigeant cela.
Je me suis assez étalé ci-dessus (ou peut-être pas suffisamment) sur certaines chansons de Magida, mais je reconnais que le niveau de celles contenues dans « Kalimate » est tel que je me devais d’en faire autant ne serait- ce que pour deux titres. La tâche me semble ardue. Aussi prendrai-je un raccourci en disant qu’arrivant péniblement à contenir le flot d’idées et de réflexions qui envahissent mon esprit, doutant réellement de ne pouvoir jamais arriver au terme d’une transcription qui serait conforme aux sentiments suscités par ce chef d’œuvre magique je le commenterai avec concision en disant tout simplement : désormais seule Magida peut dépasser Magida. En soutenant cela, je confirme ce que j’ai avancé plus haut : pas de comparaisons, pas de parallèles car en fin de compte l’être humain n’a d’important à détrôner que lui-même. Là réside le seul vrai combat intéressant et c’est seulement à ce niveau que les comparaisons sont permises et deviennent même souhaitables.
Avant de conclure, je précise un détail qui mérite d’être souligné : je ne sais absolument rien de notre artiste à part certaines de ses chansons et seulement celles-ci. Je n’ai jamais lu de littérature la concernant. De même je n’ai pas vu d’interview d’elle à la télévision. L’hommage présent que je tenais à lui rendre n’est donc basé que sur l’aspect professionnel. Mais vu le niveau de ce dernier, il n’est pas étonnant que l’aspect humain soit plus intéressant. Je n’en ai jamais douté.
Et si d’aventure, on estimait que les impressions rapportées ci-dessus sur la base d’une perception propre sont la transcription fidèle ou rapprochée du message que Magida désire faire passer à travers son œuvre, alors le mérite de la justesse de cette transcription lui serait dû.
Médéa (Algérie) le 18 Juillet 1997
Beyrouth le 25 Juillet 1997
Mohamed Senni.