Par Mohamed Senni El-M’Haji
« Il y avait pas mal de temps déjà que le Maghreb avait perdu en Maqqarî …un philologue et artiste du verbe dont il n’a plus produit d’analogue, peut-être, jusqu’à nos jours ». Jacques Berque in « l’Intérieur du Maghreb au XIVème-XIXème siècle». Editions Gallimard. 1978.
Pour qui connaît Jacques Berque qui a abordé l’Islam et le monde arabe, non comme l’ont fait les plus grands orientalistes mais « de l’intérieur » comme nous l’a si bien expliqué le regretté Professeur Abdelmadjid Meziane, lire cette sentence ô combien en est homogène la miscibilité de la pertinence et la justesse, pour ensuite écrire sur El Makarri, peut paraître relever de la prétention pour certains.
J’assume, en toute conscience et quiétude, humblement et totalement. Mon unique souhait est de contribuer modestement à participer à restituer non une grande figure algérienne telle qu’elle fut mais, à travers certaines de ses facettes, son itinéraire hors du commun, à tous ceux qui sont imbus par ces pages d’anthologie, très nombreuses et brillantes d’excellence, que recèle notre patrimoine commun.
Je commencerai par signaler que l’œuvre-maîtresse d’El Makarri, écrite à Damas, intitulée :
نفح الطيب من غصن الأندلس الرطيب وأخبار وزيرها لسان الدين بن الخطيب
connue sous le titre abrégé de نفح الطيب : « Exhalaison du parfum du rameau vert d’Andalousie et mention de son Vizir Lissane Eddine Ibn El Khatib » qui a inspiré sans nul doute, dans une large mesure, le jugement de Jacques Berque, est la mieux indiquée pour parler de notre auteur, qualifié en dehors d’Algérie, de « génie ».
Une seule étude, parmi tant d’autres dont deux par des plumes algériennes, faite sur ce livre a nécessité de son auteur le recours à pas moins de 154 sources : 21 manuscrites, 112 éditées, 7 revues spécialisées et 14 livres publiés par des auteurs non arabes ! Pour l’évoquer, nous avons préféré utiliser, dans un souci de vulgarisation simplifiée, une autre de ses œuvres, la première qu’il ait jamais écrite et qui a l’avantage d’avoir été soigneusement et passionnément prise en charge à en juger par la remarquable introduction où El Makarri a été finement restitué. Il s’agit de son œuvre-la première donc qu’il a eu à écrire à Tlemcen alors qu’il avait un peu plus de 24 ans -, intitulée :
روضة ألآس العاطرة الأنفاس في ذكر من لقيته من أعلام الحضرتين مراكش وفاس
(Le jardin des myrtes parfumant les souffles par les récits sur les sommités que j’ai rencontrées dans les cités de Marrakech et Fès).
Il est incontestable que le premier livre cité qui, comme nous le verrons à la fin, a été écrit de manière incroyable, sans le moindre support à l’exception de l’éléphantesque mémoire d’El-Makarri, remarquablement rédigé, brillamment articulé, où le superflu n’a pas de place, est beaucoup plus riche, universellement connu et recèle des précisions ainsi qu’une foule de détails comme seuls les plus grands peuvent étaler.
Mais nous nous limiterons, cette fois, à l’itinéraire exceptionnel d’une famille algérienne – et plus précisément à celui du plus célèbre de ses fils – famille qui s’est distinguée par une œuvre socioculturelle inégalée, étendue, disons pour le moment, sur six siècles. Cet espace trouve son explication dans plusieurs repères desquels nous ne retiendrons que deux : le premier concerne – et nous le verrons mieux un peu plus loin – le premier aïeul de notre auteur qui s’installa à Tlemcen, à la fin du 12ème siècle.
La seconde est que le Cheïkh Abou-Ras de Mascara (1150/1737 -1328/1823), qui fit une visite au Maroc à la fin du 18ème siècle où il eut sa célèbre rencontre (dont nous avons déjà parlé dans d’autres colonnes) avec le Sultan Moulay Slimane – qui gouverna de 1792 à 1822 – raconte dans son autobiographie intitulée : فتح الإله ومنته, pages 107 et 108, (Editions ENAL 1990) que sur son chemin du retour, il s’arrêta à Tlemcen et note que ses savants de cette époque « sont les Benzaghou, les Okbani, les Merzouk et les M’kara ». Cette information prouve, si besoin est, qu’environ deux siècles après la mort de Ahmed El-Makarri, des membres de sa famille continuaient à se distinguer dans les domaines qui nous concernent. Les graines que son ascendance a semées, à travers les siècles, portent leurs fruits jusqu’à nos jours. Les siennes nous font battre le cœur.
Nous avons, pour des besoins conjugués de concision et de précision et, reconnaissons-le sans détour, pour un besoin de facilité surtout, opté pour le second livre cité dont nous connaissons l’histoire frissonnante de l’exhumation. Quelques mots pour éclairer le lecteur sur ce point saisissant ne seraient pas de trop.
C’est à la fin de la première moitié du XXème siècle et, plus précisément au Maroc, que des personnes mues par une ferme volonté de retrouver et sauver tout ce qui peut l’être du patrimoine maghrébin remarquent, à travers certaines lectures de manuscrits mis au grand jour de diverses manières, des passages parlant de ce livre et de son auteur. Son nom faisant unanimité, la traque était lancée et l’hallali sonné.
Le Roi Mohamed V ordonna de repérer le maximum de manuscrits et de les inventorier dans un premier temps. Son successeur insista plus que lui. La tâche fut confiée à un regretté ami, le Professeur Abdelouahab Benmansour, originaire des Soulaïmaniyine de Aïn El Hout de Tlemcen, qui reconnaît devoir sa carrière « aux conseils du Cheïkh El Bachir El Ibrahimi prodigués à l’oncle paternel du Professeur et ce à Nédroma pour qu’il libère son neveu de ses activités commerciales et le laisse prendre le chemin de la connaissance et de la science ».
Le jugement du Cheïkh allait se confirmer peu de temps après. En effet, désigné comme historiographe du Royaume du Maroc, poste qu’il occupa plus d’un demi-siècle environ sous les trois derniers Rois alaouites, il fut à la tête de l’Imprimerie Royale qui deviendra la Direction des Archives Royales où je le rencontrai pour la première fois en août 1981 grâce à une aimable recommandation du regretté Mahmoud Bouayad, alors Directeur de la Bibliothèque Nationale d’Alger et qui m’avait honoré en me chargeant d’un travail pour le compte du grand professeur Aboul Kacem Saadallah que Dieu l’agrée en Sa Sainte miséricorde. En 1989, rendant visite à Si Benmansour en compagnie du Professeur Abdelmadjid Méziane, celui-ci me fit remarquer que l’esplanade avec quelques vestiges (dont la Tour Hassan) qui se trouvent en face de la Direction des Archives Royales sont les restes d’une mosquée construite par un algérien : l’Emir Aboul Hassan El Mérini (1) d’origine zénète dont l’itinéraire a été très bien rendu par Ibn Marzouk, contemporain et ami d’Ibn Khaldoun et de Lissane Ed-Din Ibn El-Khatib. Vieux et grand Maghreb ! devenu un slogan creux, vidé de sa noble substance, manipulé sans vergogne pour les besoins d’exigences politiciennes étriquées et finissant par être rabaissé au rang d’un simple mirage aux yeux de ceux qui tiennent mordicus aux repères authentiques de leur pays en véhiculant, contre vents et marées, les grandes et nobles aspirations de nombre de leurs illustres prédécesseurs !
Dans l’introduction du livre retenu, Si Benmansour raconte qu’il fut informé, à plusieurs reprises, de la découverte du manuscrit d’El-Makarri. Après une euphorie indicible, son ardeur s’estompa : à chaque fois le manuscrit concernait un autre auteur. Quelques mois après, nouvelle alerte. Il se déplace lui-même, compulse le manuscrit relégué dans un coin de la bibliothèque de l’un des palais royaux et, malgré toute la discrétion et la timidité qu’on lui connaissait alors, on remarqua sa fébrilité face au précieux document. Le Trésor qu’on croyait à jamais perdu était bien entre ses mains. Il y veillera comme on le fait pour un bébé dont on désespérait de la venue.
Après une toilette scientifiquement menée sur le document rédigé de la main-même de son auteur, il se chargea lui-même de sa réécriture et, le 17 Ramadhan 1383 / 2 février 1964, le livre parut. En cette année-là, j’étais lycéen en classe de seconde. J’étais à des années-lumière de me douter que l’historiographe allait me l’adresser, ainsi que nombre de publications de la Bibliothèque Royale, à partir de 1981. L’essentiel du contenu que je livre, s’il est dû essentiellement à notre auteur, il l’est, dans une large mesure, également à cet homme qui a marqué de son empreinte la recherche en général et le patrimoine maghrébin en particulier. Pour ce point précis, je rappelle qu’à la fin des années 1970, Si Benmansour entama une compilation qui n’a point de semblable, sur les grands hommes et femmes du Maghreb depuis que le premier musulman eût foulé l’Ifriqiya jusqu’à nos jours. Trente tomes étaient envisagés, comportant des biographies de 27 000 personnages, issus de tous les domaines de la vie sociale, de toutes les régions de ce qui constitue aujourd’hui le Grand Maghreb, et tous passés au peigne fin. Mais là on aborde un autre sujet.
1 Origine des Makarri et envol de leur exceptionnelle contribution dans les domaines scientifiques.
Origine.
Lorsque l’on prend la rocade qui va de Boughezzoul (dans la Wilaya de Médéa) vers Barika et Batna, dans l’Est du pays, et à quelques kilomètres de l’intersection qui remonte à M’Sila, nous passons par la ville natale des Makarri qui s’appelait, avant la colonisation, Makarra avec le « Kaf » : ق . Comme cette lettre n’a pas de correspondance dans la langue française le « Kaf » fut tout simplement transcrit par l’administration coloniale par G. Et cette ville continue, jusqu’à nos jours, malgré l’Indépendance recouvrée, à s’appeler « Magra » ! Aussi est-il de toute première nécessité de nous réapproprier tout ce qui a été « déformé » par la colonisation. Mais, faut-il encore que volonté et foi soient intimement liées d’autant plus que cette réappropriation ne coûte rien-bien que reflétant notre besoin d’autonomie identitaire-et, c’est peut-être là, que réside l’explication du désintéressement de ceux dont la mission première est de veiller à sauvegarder nos repères quand leur tiédeur et leur mutisme ne cachent pas des desseins inavoués. Mais que veut dire repère pour eux ? Là est toute la question.
Pérégrinations.
Tlemcen
Ce fut l’un de ses ascendants directs, Abdourrahmane Ben Abi Bakr Ben Ali qui vint, le premier, au sixième siècle, s’installer à Tlemcen. Il devait être un parfait érudit puisqu’il accomplit ce voyage au service du Cheïkh Choaïb Ibn El Houssine, le Sévillan, connu dans la postérité sous le nom de Sidi Boumédiène, Saint Patron de Tlemcen, celui-là même qu’Ibn Arabi qualifia de Cheïkh Ech-Chouyoukh. Ce qui vient juste de précéder nous renseigne sur deux faits importants : le premier est que l’aïeul de ‛Ahmed El Makarri devait être un pur savant pour faire partie de l’entourage immédiat et restreint de Sidi Boumédiène. Le second est que ce voyage ne peut avoir eu lieu qu’en 1198 (600 de l’Hégire) puisque Sidi Boumédiène rendit l’âme en cette année-là au lieu-dit « El-Eubbad » dans les environs de Tlemcen.
Les historiens et les généalogistes ne nous renseignent guère ou très peu sur l’ascendance de ce compagnon de Sidi Boumédiène, auquel cas les six siècles cités plus haut subiraient des changements à la hausse car, comme le dit notre Prophète (ç) : « Le dernier de cette nation ne vaudra que par ce qu’a valu son premier. » L’aïeul de notre auteur s’installa donc définitivement dans la capitale des Zianides et eut une prestigieuse descendance, rompue aux sciences et au travail et qui entretenait d’importants échanges commerciaux entre le Soudan et Tlemcen.
On sait qu’ils ont creusé plusieurs puits tout le long de l’itinéraire qu’ils empruntaient et prirent, à leur charge, de sécuriser le parcours. A côté du commerce, ils se donnèrent pour mission d’islamiser tous ceux qu’ils pouvaient convaincre et accomplirent, à l’instar d’autres, un travail remarquable. Ils jouèrent un rôle prépondérant, à côté de leurs frères du Tafilalet, dans l’islamisation du Sénégal, Mali, Niger et Soudan qui, à l’époque, s’étendait jusqu’à l’Atlantique, côtés Ouest et Sud. Est-ce un hasard si la ville de Tombouctou compte plus de manuscrits que toute l’Algérie et, probablement, plus que les pays du Maghreb réunis ?
Le plus célèbre de cette descendance vécut au VIIIème siècle. C’était l’éminent Cadi de Fès Abou Abdellah Mohamed Ben Ahmed Ben Abi Bakr El Makarri qui décéda dans la ville d’Idriss II en 759/1357 léguant à la postérité divers ouvrages connus et certains publiés et dont nous pouvons remettre les titres et les résumés de leurs contenus à ceux qui pourraient en être intéressés. Environ deux siècles plus tard naquit, à Tlemcen, notre auteur : Aboul Abbès Ahmed Ben Mohamed Ben Ahmed Ben Yahia Ben Abderrahmane Ben Abi El-Aïch Ben Mohamed El Makarri en 1578.
Arrêtons-nous sur cette date de naissance qui a posé problème par le passé. En effet, l’auteur syrien Kheïreddine Ez-Zirikli, décédé en 1976, soulève cette question dans son livre « Les Savants ». Il situe cette date en 986 (1578) tout comme le fait d’ailleurs le Professeur Abdelouahhab Benmansour. Ce dernier ajoute que, cette date de naissance « se situe 30 ans après le début de la prise de Tlemcen par les Ottomans » ce qui nécessite, pour ne laisser subsister aucun doute, des recherches plus poussées mais qui nous feraient dévier de notre objectif.
Et puisqu’il est établi que ‛Arroudj fut reçu comme vainqueur à Alger en 1516, on peut formellement affirmer que notre auteur est né 62 ans après le début de la colonisation de notre pays par les Turcs. Le même professeur ajoute qu’El-Makarri, âgé de 23 ans, fit son entrée à Fès le 4 Safar 1009, 15 août 1600. Cette date, confirmée par l’auteur lui-même dans le livre sur lequel nous nous sommes basé, corrobore sa naissance en 1578. De plus, tous les historiens s’accordent à admettre que, peu de temps après son arrivée à Fès, il fut reçu par le Sultan Ahmed El Mansour Ad-Dhahabi qui gouverna d’août 1578 à août 1603 ce qui implique que notre auteur a fait partie de son entourage durant presque quatre années.
Rappelons au passage qu’à la suite de l’occupation de l’Algérie par les Ottomans, beaucoup de grands noms de l’élite savante du Pays, pour ne pas s’aliéner aux nouveaux occupants, s’éloignèrent en Algérie-même pour éviter tout contact avec eux ou s’exilèrent en terres étrangères : la Tunisie, l’Egypte, les Lieux Saints et particulièrement le Maroc où Fès était privilégiée.
2. Formation de ‛Ahmed Al-Makarri.
Il commença par étudier diverses matières auprès des grands maîtres de Tlemcen mais il acquit l’essentiel de son savoir auprès de son oncle paternel Abou Othmane Saïd Al-Makarri, Muphti pendant plus de soixante ans de Tlemcen. Il reçut de lui le Sahih de Boukhari sept fois, celui de Mouslim ainsi que les livres de Hadiths d’Ibn Maja (ابن ماجة), Et-Tarmidhi (الترمذي), Abi Daoud (أبي داود) et En-Nassa’i (النسائي), c’est-à-dire ceux qu’on dénomme « les Six ». Cette transmission avait une particularité ahurissante : non seulement elle comporte les noms figurant dans les chaînes de transmission qui apparaissent dans les six livres déjà cités mais également celles des maîtres reconnus qui ont transmis les hadiths jusqu’à l’oncle d’El-Makarri et l’on retrouve, entre autres, parmi ces transmetteurs : Abou Abdellah Tnessi (Ténès 832 / 1428 – 889 / 1494), Ibn Marzouk (Tlemcen 1310 – Le Caire 1379) (2), Abou Jaâfar Ibn Ez-Zoubir (627 / 1230 – 708 / 1308), Ibn Abi Rabi’e (Séville 598 / 1203 – Ceuta 688 / 1289) et le grand Cadi Iyyadh (Ceuta 14 ou 16 Chaabane 476 / 27 ou 29 décembre 1083-vendredi 9 Joumada II 544 – 14 octobre 1149) et son livre « Ech-Chifa ». Ceci est, de nos jours, totalement inconcevable. Transmissions ascendante et descendante s’étalent, toutes deux, sur pas moins de dix siècles !
L’oncle commença à inciter son neveu à aller à Fès pour étudier des matières complémentaires et- pourquoi pas ?- faire partie de l’élite intellectuelle qui gravitait autour du Sultan Aboul Abbès Ahmed El Mansour Ed-Dhahabi comme le fit, deux siècles et demi plus tôt, un de ses aïeux, le Cadi Mohamed, invité à Tlemcen-même, par le Sultan Abou Inane (749-760 / 1348-1358) à le suivre à Marrakech.
La science, à Fès, était, comme à Tlemcen, l’apanage d’une poignée de familles au sommet desquelles trônait celle des Makarri, sans partage, pendant des siècles.
Comme mentionné plus haut, arrivé en plein mois d’août 1600 dans la capitale culturelle du Maroc, il descendit chez le Cadi de Fès El Jedid, Abou Mohamed Abdelouahhab, lui-même fils du Cadi Al-Houmeïdi. Le soir de son arrivée, il se dirigea vers l’Université El-Karaouiyine pour assister aux débats scientifiques dirigés par Ali Ben Amrane Es-Salassi (né en 960/1552-53), sommité incontestée et incontestable en Fiqh malékite qui abordait ce soir-là un aspect sur l’héritage d’après le « Résumé » (El Mokhtassar) de Sidi Khalil. Tous les Oulama de Fès et d’ailleurs – de renom- occupaient les premiers rangs, suivis par les élèves puis par des fidèles inconnus au milieu desquels Al-Makarri prit place. Un alem fit objection au conférencier qui lui apporta les arguments qui contentèrent l’intervenant. Alors se leva notre auteur et dans un style respectueux vis-à-vis du maître, expliqua, avec un argumentaire magistral, en deux courtes phrases, qui frisent la perfection, que le Maître et l’intervenant étaient tous deux dans l’erreur.
Une fois ses arguments étalés devant une assistance médusée, l’intervenant le prit à partie. Le Cheïkh Es-Salassi s’interposa et invita cordialement Al-Makarri à prendre place près de lui. S’adressant à l’assistance, il leur dit : « Vous venez d’entendre la juste explication du problème ». Le lendemain, Fès et le Maroc ne parlaient que de ce jeune génie. Les plus grands lettrés du Royaume, connaissant parfaitement le niveau de la science de cette famille, adressèrent à Tlemcen des poèmes louant l’oncle pour leur avoir envoyé une perle rare. Ces poèmes peuvent être consultés de nos jours.
A quelques semaines de là fut délégué par le Sultan Ed-Dhahabi un haut responsable de Marrakech, le Fqih Ibrahim Ben Mohamed El-Aïssi, chargé de construire un barrage sur l’oued Boutouba qui subsiste jusqu’à nos jours à Fès. Connu pour être érudit, on lui fait rencontrer Al-Makarri. Impressionné par le jeune homme, il lui demanda de l’accompagner à Marrakech pour le présenter à celui que nos voisins classent parmi les plus grands Sultans du Maroc. Il était le dernier de la lignée des Saadiens supplantés par les Alaouites moins de trente ans après sa mort. On sait avec certitude (puisque c’est notre auteur qui l’écrit lui-même) qu’il se rendit à Marrakech, l’année de son arrivée à Fès (1009/1600), où il fut reçu par la famille d’El-Aïssi. Il fut reçu également par le Sultan, lui-même d’une rare érudition et grand mécène des savants qui étaient fort nombreux dans sa capitale. Dans cette ville, il rencontra de nombreux Oulama et, parmi eux le célèbre Baba Ahmed Tomboucti.
Cette rencontre eut lieu au milieu de Moharrem 1010 (14/15 juillet 1601). Il reçut un important lot de livres de ses pairs qu’il ramènera avec lui à Tlemcen. Il quitta Marrakech le 15 Rabi’e II 1010 (13 Octobre 1601) pour Fès. Son séjour aura donc duré à peine un an. Il restera dans la capitale culturelle du Maroc quelque sept mois pour la quitter le 17 Dhoul Ki’da 1010 (9 mai 1602) pour retourner à Tlemcen où il s’informa de la situation qui prévalait dans son pays natal. Tout en réglant certains problèmes, il écrivit à chaud le livre dont nous nous sommes inspiré pour tenter de restituer quelques facettes de l’image de cette grande et exceptionnelle figure d’Algérie.
3. Le Jardin des myrtes (روضة الآس).
Le vendredi 1er Chawwal 1011/ 14 mars 1603 ou quelques jours avant, notre auteur entame l’écriture de ce livre qui comporte les biographies précises de trente-quatre savants qu’il a rencontrés personnellement au cours de son séjour à Fès et Marrakech à l’exception du Cadi Iyyadh- mort depuis 1149 – qu’il connaissait comme s’il avait été son intime. Il a été reconnu que, jusqu’à la découverte du manuscrit, sur plus de trente noms, beaucoup étaient inconnus tandis que d’autres l’étaient très peu. Seul, Baba Ahmed Et-Tomboucti et à un degré moindre Abdelaziz El-Fechtali, étaient des célébrités avérées qui traversèrent allègrement les siècles.
Les informations rapportées par El-Makarri sur chacune des sommités qu’il cite allaient permettre de déblayer le terrain aux chercheurs en mettant à leur disposition un fil conducteur sûr, incontestable et incontournable. Nul historien n’a décelé la moindre faille dans le livre écrit par notre auteur tlemcénien comme d’ailleurs dans toute son œuvre. Tous sont unanimes à admettre que son style sortait des sentiers battus et que l’union de l’esprit et de la lettre était portée à un niveau inimaginable.
C’est en se préparant à retourner à Fès pour y élire définitivement domicile qu’il apprit le décès, par assassinat, du Sultan El-Mansour Ed-Dhahabi (intervenu le dimanche 16 Rabi’e I 1012 / 24 août 1603) dont il avait connu les héritiers. Son départ de Tlemcen et plus tard de Fès allait le marquer profondément. Des centaines de vers témoignent de ce qui s’apparente à un authentique et sincère déchirement. En 1605, notre auteur se retrouve pour la deuxième fois au Maroc. A travers ses écrits, il ne rate pas une occasion d’évoquer en termes émouvants sa ville natale et d’exprimer en même temps son bonheur de se retrouver à Fès.
5. Le séjour à Fès.
Commença alors pour lui une intense activité intellectuelle où il donna la pleine mesure de son talent. Il publie beaucoup et fut l’un des auteurs les plus lus si ce n’est le plus. Il occupa une chaire à l’Université d’El-Karaouiyine où il fut littéralement assailli. Mais cette embellie allait connaître un frein malheureux à cause de la politique et les luttes intestines pour l’accaparement du pouvoir que se disputaient les enfants du Sultan El-Mansour Ed-Dhahabi. Il commença par se dresser contre Mohamed Ech-Cheïkh Essaadi qui tenta de faire admettre, par une Fetwa complaisante des Oulama qui étaient sous son obédience, sa décision de céder aux Chrétiens le port de Larache.
Ahmed Al-Makarri vilipenda ceux qu’il désigna par سماسرة الفتن, (littéralement « Les courtiers des conflits) ou « semeurs de zizanies ». Sa connaissance parfaite de ce qui se passait dans les arcanes des palais, de la versatilité de certains de leurs habitués, et des extrémismes auxquels pouvaient parvenir les opportunistes sans foi ni loi, le mettaient sur ses gardes. Toujours est-il que sa position influa beaucoup sur son aura. Et c’est ainsi qu’il devint Imam prédicateur, responsable de la promulgation des Fetwas dans l’Université d’El Karaouiyine en 1022/1613 ce qui le mit en charge d’une intense activité.
La situation politique se dégrada avec le conflit qui opposa les enfants d’Ed-Dhahabi qui recoururent, l’un pour le soutien des Espagnols, l’autre pour celui des Portugais mettant dangereusement en péril l’indépendance de leur pays malgré le grand legs laissé par leur père.
Les divergences au sommet se répercutèrent sur les masses populaires mettant le pays au bord de l’implosion. Ce fut le règne de l’insécurité, de la cherté de la vie, de l’arbitraire et de l’émergence de clans se mouvant au gré des événements comme des girouettes au gré du vent. Al-Makarri fut dénoncé pour un « épanchement » tantôt pour l’une ou l’autre des parties devenues ennemies bien qu’il fût, par sa sagesse, au-dessus de la mêlée.
Il se savait en danger. Aussi annonce-t-il qu’il envisage d’accomplir le pèlerinage aux Lieux Saints. Malgré les fortes réticences de ses élèves et de certains Oulama qui avaient flairé ses véritables motivations, il finit par en faire part au Sultan Abdellah Ben Cheïkh qui accéda à sa demande. Et pour montrer que seul le pèlerinage lui faisait quitter le Maroc, il dut laisser tout ce qui pouvait montrer qu’il s’agissait d’un aller sans retour : famille, biens, livres et surtout abondantes notes qui devaient lui servir pour ses projets d’écriture. Et c’est ainsi qu’à la fin de Ramadhan 1027 (août 1618) et après y avoir passé 13 années, il quitta Fès qu’il ne reverra jamais plus ainsi que le Maghreb. En prenant une telle décision, avait-il à l’esprit, le souvenir de la tragique fin de Lissane Eddine Ibn El-Khatib, assassiné non pour raison politique mais pour raison inquisitive ? Son livre :روضة التعريف بالحب الشريف dans lequel il prit à partie les pratiques hérétiques du confrérisme avait signé sa condamnation. Il ne sera pas le seul à être exécuté pour avoir écrit un livre.
D’autres suivront comme d’autres l’ont précédé. Ce qui demeure ahurissant, c’est le mutisme observé par l’un de ses meilleurs amis qui ne leva pas le petit doigt pour lui. Jalousie ? Amitié fielleuse ?
El-Makarri parle lui-même, dans Nefh Et-Tib, de ce voyage qu’il commença par terre « durant quelques jours » puis par bateau jusqu’à Alexandrie avec une mer houleuse qui lui fera dire : «ثلاثة ليس لها أمان البحر والسلطان والزمان » (Nulle confiance en trois : la mer, le Sultan et le temps). Après un court séjour au Caire, il se rendit, par mer, aux Lieux Saints de l’Islam pour l’accomplissement du pèlerinage.
6. L’inhospitalité cairote.
Gizeh (Le Caire)
Une fois ce dernier Pilier de l’Islam accompli, et au cours duquel Al-Makarri dispensa, à la moindre occasion, des cours sur le Hadith, il retourna en Egypte, convola en justes noces avec une épouse de noble naissance mais s’aperçut très vite de la rudesse et de la grossièreté de sa belle famille pourtant jouissant d’un grand prestige au Caire. A cela s’ajoute une animosité sans limite des Oulama de la capitale égyptienne, jaloux du niveau scientifique de notre auteur. La raison en est qu’à peine arrivé au Caire, il se dirigea vers le lieu où l’on vendait les livres.
Son attention fut attirée par « l’étrange » titre d’une exégèse du Coran. Il prit un tome, l’ouvrit et tomba sur la Sourate « En-Nour » où l’exégète aborde une question de jurisprudence discutable. En deux lectures du passage et, compte tenu de sa prodigieuse mémoire, El-Makarri en retint le contenu par cœur. Quelques jours après il fut convié à suivre une réunion de savants. Par le plus pur des hasards, une des sommités présentes brandit à l’assistance une feuille dont le contenu était la question de jurisprudence qu’avait remarquée notre auteur au marché des livres. La feuille circula de main en main à tous les membres présents et aucun ne put répondre.
En dernier lieu, elle fut remise à El-Makarri qui, en la voyant, demanda une plume et un encrier et il rédigea en marge le contenu de l’exégèse et sa position. On fit venir le livre en question et que ne fut grande la stupéfaction des assistants en voyant le texte fidèlement repris par l’Algérien ainsi que son commentaire. Mais notre auteur ne savait-peut-être pas-que dans « Oum Ed-Dounia », un étranger doit toujours observer un profil bas. Et c’est ainsi qu’il se mit à dos tous les savants du Caire. Il raconte qu’il avait été questionné sur son sort en Egypte (entendre Le Caire). Il répondit : « Ibn El-Hajib (570/1174 -26 Chawwal 646/ 11 février 1249) y est entré avant nous et il écrivit un poème dans lequel il dit :
Ố peuple cairote ! J’ai trouvé vos mains, pour les dons généreux, fermées
Quand je fus privé d’hospitalité sur votre terre j’ai mangé mes livres comme une termite
Signalons qu’Ibn El-Hajib, d’origine kurde, était natif de la Haute Egypte, ce qui nous a autorisé à traduire « Egypte » par « Caire » et ceci existe dans le parler populaire égyptien jusqu’à nos jours.
Au mois de Rabi’e I 1029/1620, El-Makarri est à Jérusalem, retourne au Caire d’où il se rend cinq fois aux Lieux Saints de L’Islam. Là il dispense divers cours, celui du Hadith n’étant dispensé qu’à côté de la Tombe du Prophète où il composa trois de ses chefs d’œuvre. Il retourna au Caire en 1039 puis passa 25 jours à Jérusalem en février 1630 et de là il se dirigea à Damas. A peine sa présence signalée, une des grandes sommités de la ville, Chihab Eddine Ben Chahine, lui adressa un poème avec les clés de la Médersa El Jakmakyya. Le quartier Es-Salihiyya lui rappelant El-Eubbad de Tlemcen, l’accueil spontané et enthousiaste de toute la population damascène, les centaines d’élèves qui s’agglutinaient autour de lui tous les jours depuis la prière de l’aube à celle du Dhor pour assister à ses cours multiples, le besoin de savoir de ceux qui l’entouraient allaient lui permettre de vivre des moments qui allaient adoucir son déchirement.
Damas
Mieux, ayant eu à vanter les mérites de Lissane Eddine Ibn El-Khatib, il finit par être sollicité par Ibn Chahine pour écrire l’histoire de cet homme exceptionnel. Modestement notre auteur, se jugeant incompétent pour un tel travail écrira, au début de Nefh Et-Tib, Tome 1, page 40, édité de 1885 à 1887 en quatre tomes par les Editions Al Azharyya (3) ce qui suit : « Cette demande ne présageant rien d’une sinécure, j’ai senti mon inaptitude à y répondre pour plusieurs raisons : la première tient en mes limites à ne pouvoir supporter un tel fardeau, la deuxième était que j’étais dépourvu de toute ma documentation laissée au Maghreb et la troisième résidait dans la tristesse de l’exil qui accaparait tout mon esprit ». Et d’ajouter en page 44 : « A ce jour, les yeux ne cessent de pleurer Lissane Eddine, les âmes des plus grands ainsi que celles d’autres ne cessent de se plaindre pour ce qui lui a été fait et les langues et les plumes, sur ses dignes comportements, sont toujours narratrices. » (L’aimable lecteur aura l’obligeance de noter que la traduction est perfectible puisque je n’en ai traduit que l’esprit).
Et c’est ainsi que pour répondre à l’attente de milliers de personnes, il rédigea de tête, Nefh Et-Tib. Véritable encyclopédie historique, littéraire et sociale, rédigée dans un style parfait, elle étale une somme considérable de faits, d’anecdotes vécus ou scrupuleusement rapportés à notre auteur. Etant incompétent pour en parler malgré mes nombreuses lectures, je me limiterai à citer deux informations à même de donner un aperçu sur la prodigieuse mémoire et l’inégalable niveau d’assimilation de notre auteur : 1/ C’est dans ce livre que l’on a découvert une œuvre complète d’un philosophe arabe qui était jugée perdue à jamais. 2/ C’est aussi dans ce livre, que l’on a retrouvé les 15 premiers paragraphes du livre مثلى الطريقة في ذم الوثيقة de Lissane Eddine, tels que rapportés par Abdelmadjid Torki qui a vérifié ledit livre à travers un travail de bonne facture et publié par la SNED en 1983.
Et puis émerge la question suivante : Arrivé à Damas en 1630 et après avoir déployé une intense activité, il fut sollicité pour écrire son chef d’œuvre. Celui-ci couvrant quelque 2600 pages, de 19,5*28,5 cm d’une moyenne de 33 lignes par page semble, a priori, avoir été écrit en quelque six mois…si ce n’est moins !!!
7. Épilogue.
El-Makarri prit la décision de s’établir définitivement à Damas. Il retourne d’abord en Egypte, divorce de sa femme et se prépare à rejoindre la capitale des Omeyyades. Mais la mort le surprend en Joumada II 1041/ décembre 1631. Fait du hasard ou justice immanente ? La même année, les Émirs qui furent la cause de son exil de Fès, à son corps défendant, par leurs luttes fratricides et leurs iniquités furent déposés par ceux qui allaient ouvrir l’ère de la dynastie alaouite avec à leur tête Mohamed Chérif Ben Ali.
8. Conclusions.
Nous avions la certitude, lors de l’événement « Alger capitale de la culture arabe », que de grands repères de ce pays allaient être restitués au patrimoine de la Patrie. 1000 livres anciens et nouveaux étaient annoncés pour être édités (ou réédités). Ils l’ont été certes, mais de manière pas trop convaincante pour certains. Toujours est-il que deux manquaient cruellement : Nefh Et-Tib et El-Mi’yar de Ouancharissi.
Nous avons naïvement pensé que cet oubli répréhensible à maints égards allait être rattrapé par l’événement « Tlemcen capitale de la culture islamique ». Mais il semble que les repères – les vrais – sont une notion qui relève davantage de l’humeur et des demi-savoirs de certains plutôt que de la certitude historique. L’Algérie, historique et profonde, nous interpelle tous, les décideurs en tête.
Notes :
(1): Pour avoir une idée précise sur la vie de cet Émir, il faut se reporter au livre intitulé
المسند الصحيح الحسن في مآثر مولانا أبي الحسن لابن مرزوق
Al-Musnad As-sahih al-Hassan fi ma’athir mawlana Abi Al-Hassan) d’Ibn Marzouk. Collection textes historiques (5) de la Bibliothèque Nationale. Texte établi avec introduction et index par Maria-Jesus Viguera. Préface de Mahmoud Bouayad. Edition SNED. Alger. 1981.
(2) : A ceux qui prennent les fantasmes de Wikipedia sur le monde arabe pour vérité absolue et s’en inspirent en la recopiant in extenso, comme nous le constatons tous les jours, nous leur signalons ceci : s’agissant d’Ibn Merzouk, cette encyclopédie, dans sa première ligne consacrée à cet auteur et, après avoir donné ses années de naissance et de décès, ajoute « qu’il fut au service de Sidi Boumédiène de son vivant ».Or Ibn Merzouk est né en 1310 soit exactement 112 ans après la mort du Saint Patron de Tlemcen !
(3) : Le livre en question a été propriété de mon grand-oncle, le Fqih Si Tayeb El Mhaji, dont le fils aîné m’a fait don. A ceux qui trouvent ce texte à leur goût, je les prie d’avoir une pieuse pensée pour eux. Fraternels remerciements à tous.