Par Mohamed Senni.
«Tout excès met la liberté en péril, tout délire neuf s’achève en servitude.» (E.M. Cioran, Rasinari le 08/04/1911-Paris le 20/06/1995).
Le 20/05/2011, un commentaire avait été publié par un journal électronique de la ville de Sidi – Bel – Abbès sur les Mhaja et signé Driss Reffas. Je me suis alors permis d’apporter quelques remarques et précisions dans le but de contribuer au débat, de corriger de graves erreurs induites par une absence totale de maîtrise et de permettre ainsi à tous les lecteurs intéressés de juger en leur âme et conscience comment l’Histoire, quand bien même elle est bien cernée dans beaucoup de cas, peut leur être offerte en absence de toute éthique. Notons que l’auteur de ce commentaire se prévaut du titre d’historien.
L’occasion m’a déjà été donnée d’écrire, dans le même journal, que, venus du Maroc, les Mhaja sont des Chorfa Idrissides qui se sont installés en Algérie, non à El Gaada comme l’a stipulé l’auteur du commentaire, mais plus précisément à El Mabtouh (actuellement dans la Wilaya de Sidi-Bel-Abbès) région qui englobe Boujebha entre autres à quelques kilomètres de Sidi H’Madouche.
Le premier Mhaji à fouler le territoire algérien, Sidi Mimoun, le fit à la fin du XIVème / début du XVème siècle accompagné de son frère Ayoub avec lequel il fonda une école à l’endroit où ils ont élu domicile et se consacrèrent exclusivement à l’enseignement jusqu’à leur mort. Ils sont enterrés tous les deux dans un cimetière, mitoyen à leur école, appelé « Cimetière de Sidi Youb » du nom de l’un des frères et reposent ainsi dans l’endroit qu’ils ont choisi à leur arrivée c’est-à-dire El Mabtouh. Ce qui précède se trouve :
1°/ Dans le livre de Sidi Abderrahmane El Fassi (1631-1685), auteur de 170 ouvrages et notamment son célèbre جوهرة العقول في ذكر آل الرسول (La substance des éclairés par le souvenir de Ahl El Beït) où l’on retrouve l’origine des Mhaja, de l’Emir Abdelkader, des prestigieux Macharifs auxquels appartient le légendaire Sidi Abd-El-Kader Boudjellal. Le même livre parle également d’autres Chorfa. Jacques Berque consacre dans « l’Intérieur du Maghreb » un commentaire digne d’intérêt sur cet auteur.
2°/ Dans l’autobiographie du Fqih Si Tayeb El M’haji (1883/1969):
«أنفس الذخائر وأطيب المآثر في أهم مَا اتـُّفِقَ لي في الماضي والحاضر »« Les précieux bienfaits et les mémorables souvenirs de ce que j’ai vécu d’important au passé et au présent », 1ère édition, Société Algérienne d’Edition et de Papeterie, Oran, 1966.
3°/ Dans le livre d’histoire d’Abou Mehdi Ben Moussa Ben Aïssa El Mghili El Mazouni –qui mourut au début du XVème siècle et qui était, selon toute vraisemblance, le contemporain des deux frères précédemment cités puisqu’il leur consacre une place si importante qu’il l’exprime dans un long poème. De celui-ci, nous citons trois vers qui corroborent parfaitement ce que nous avons mis en introduction :
ِوَمَيْمُونُ أَيُّوبُ المُهَاجِي شَـقِـيقُــهُ ِضيَاؤُهُمَا فِي شَرْقِــنَا وَالْمَغَــارِب
ٍوَفِي البَطْحَةٍ الْخَضْرَاءَ سِرُّهُمَا بَدَا وَجـَـاءَهُــمَا يَشْــكُو هَزِيرُالْكَتَــائٍب
ِفماَ هُــمَا فِي الْبَطْحَــاءَ إِلاَّ فُرِيـــــدَة ٌ حَوَاهَا نِظَامُ الْمَجْدِ مِنْ كُــلِّ جَــانِـــب
où l’on voit nettement que les deux frères se sont installés à El Mabtouh.
Bien que des lectures affleurant le ridicule ont été faites sur ce que je viens d’avancer pour des motivations diverses, j’ai la prétention de croire que ces sources sont imposables à tout un chacun et que l’assertion qu’avance l’auteur en écrivant :
« Quant aux Chorfas m’Hadjis, ils son originaires d’el Gaada, persécutés par la France, ils se sont installés au M’Cid en apportant avec eux leur savoir »
n’a plus lieu d’être parce que totalement fausse, fantaisiste et grotesque. En suivant bien le développement du texte, on est amené à conclure que les Français se sont donc intéressés à El Gaada d’une manière si persécutante que ses enfants ont été contraints de fuir vers M’Cid qui ne pouvait, en lisant derrière les lignes, qu’être une zone libérée alors qu’elle était un passage très intensément emprunté par les troupes des deux camps!
La réalité est tout autre : les Mhaja son partis d’El Mabtouh, les uns vers El Gaada (trois familles), les sept autres vers El M’Cid (non loin de Sfisef) et l’auteur du commentaire sait mieux que moi que, parmi les tombes des Mhaja au cimetière de ce haut lieu, il en existe de très nombreuses qui sont antérieures à l’occupation française ce qui ne peut s’accorder avec ce qu’il avance et qui plongera sûrement les esprits rompus au sujet dans une profonde perplexité.
Parmi les enfants de ces dix familles il y en a qui ont pris d’autres destinations. Dans le même texte, il écrit :
« Quant aux Cheurfas dont faites parti (sic), ils sont les descendants de Idris Al Akbar qui a fui la guerre fratricide entre les Abassides et les Fatimides pour venir s’installer à Tlemcen puis à Volubilis (Maroc). »
Or les Chorfa algériens ne descendent pas exclusivement d’Idris Al Akbar. Il existe un très grand nombre, parmi eux, qui descendent de Mohamed Ben Soulaïmane Ben Abdellah El Kamil de Aïn El Hout (Tlemcen) et des Alaouyyine qui sont, avec les Idrissides, tous cousins germains. L’auteur n’a pas manqué d’apporter à part une information selon laquelle lui-même est descendant d’Idris sans aucune preuve.
Pour se voir qualifier d’historien par nombre de lecteurs du journal électronique où il intervient ainsi que d’autres, cette appartenance à Idris dont je ne conteste absolument pas la véracité bien qu’aucun document ni trace probante ne la corroborent, prouve qu’il est non seulement dans l’ignorance de ce que fut son prestigieux «aïeul» mais de l’Histoire au sens large du terme hélas sérieusement malmenée.
Pour cela, je précise aux mêmes lecteurs qu’Idris I, décédé en Rabi’I 177 (16/06/793) était déjà mort depuis 117 ans quand les Fatimides, Chiites, dénommés également El Batiniyya (الباطــنية), Er-Rafidha (الرافـضة) ou El Oubaïdiyyine (العـبيديــين) surgirent, au grand jour, dans l’Histoire en 910. A l’époque où Idris I quittait la Mecque pour le Caire puis le Maghreb, après la bataille de Fakh, dans la banlieue de la Mecque le 8 Dhoul Hijja 169 (11/06/786), la guerre fratricide concernait les Abassides et « Ahl El Beït » appelés alors « Talibiyine », qualificatif désignant la descendance de Ali Ben Abi Talib. Une des preuves est l’existence de livres, dont l’un très documenté sur le sujet ayant pour titre « مقـاتـل الطالبـيـين » « Le massacre des Talibiyyine» écrit par Aboul Faradj El-Asphahani (284-356 / 897-967), auteur du monumental « Kitab El Aghani » dont Jacques Berque a fait un choix d’auteurs qu’il a publié et qui ne fut disponible qu’un un mois après sa mort.
Fakhreddine Razi (né à Rayy – l’actuelle Téhéran – en 543 / 1148 – mort en 606 / 1209 à Hara), figure exceptionnelle de l’Islam, auteur de l’une des plus importantes exégèses du Coran, dans son livre « Ech-chadjara al moubaraka fil ansab ettalibiya » (l’Arbre béni des généalogies des Talibiyine الشجرة المباركة في الأنساب الطالبية), soulève cette guerre entre les Abassides et Ahl EL Beït.
Contrairement donc à ce qu’avance le commentateur, il n’y eut jamais d’affrontements entre Abassides et Fatimides. J’ajouterai qu’Idris ne s’est jamais « installé » à Tlemcen où il n’a fait qu’une simple halte.
Quelques utiles rappels.
Tous les dirigeants musulmans du Maghreb exerçaient leur commandement au nom des Khalifes d’Orient. De 45 / 665-666 à 184 / 800 (soit 134 ans), c’est-à-dire de Moawiya Ibn Houdaïj à Mohamed Ibn Moukatil, ils furent trente cinq à gouverner et, parmi eux, selon Ibn Khaldoun, quatre étaient Berbères : Kossaïla (de 63 / 682 à 67 / 686), Acem (140 / 757) Ibn Abi-l-Djad (140 / 141-758 / 759) et Abou-l- Khattab-Abd-El-Ala l’Ibadite (141 / 144-758 / 761).
En l’an 800, débuta l’ère des Émirs aghlabides qui régnèrent 109 ans avec le premier d’entre eux Ibrahim-Ibn-El-Aghleb qui gouverna douze années de 184 / 800 à 196 / 812. Onze Émirs se succédèrent jusqu’en 296 / 909 année où leur règne s’éteignit avec Ziadatoullah.
Le successeur de Ziadatoullah fut Obeïd-Allah le Mehdi (297 / 910-322 / 934) – qui bâtit Mahdia – premier des quatorze Khalifes fatimides dont quatre seulement gouvernèrent l’Ifriqiya de 296 / 909 à 362 / 972, le quatrième, El-Moëzz-Li-Din-Allah transférant, en 352 / 973, le siège du Khalifat au Caire.
Celui-ci s’éteindra définitivement en 567 / 1171 sous les coups du légendaire kurde Salaheddine- Al-Ayoubi. Ce départ d’Ifriqiya ne fut pas un choix délibéré : les fatimides, selon toutes les sources sûres, à commencer par Ibn Kathir le damascène et Mohamed Ali Es-Sallabi pour ne citer que ceux-là, étaient des Chiites ismaïliens et le premier qui, parmi eux, entra en Ifriqiya était juif, se disait chérif, alaouite et fatimide : c’était Obeïd-Allah le Mehdi (qui construisit la ville de Mehdiyya en Tunisie).
La Chi ‘a ismaïliyya est une faction de la Chi ‘a ithna achariyya, les duodécimains qui comptaient douze Imams qui sont, selon l’ordre chronologique : Ali, El Hassan, son frère El Housseïn, Ali Zine El Abidine, Mohamed El Bakir, Jaâfar Es Sadek, Moussa El Kadhim, Ali Ben Moussa Er Rédha, Abou Jaâfar Mohamed, Aboul Hassan Ali, Abou Mohamed Hassan, Abou El Kassim El Mehdi.
A la mort du sixième Imam, Jaâfar Es Sadek, eut lieu une scission où des adeptes refusèrent de suivre Moussa au profit de son frère Ismaïl d’où est issue la dynastie fatimide appelée aussi Ismaïlia.
Ses prédicateurs, partis discrètement du Yémen, prirent Kairouan en 910 et tout le Maghreb central jusqu’à Tlemcen avec des complicités criminelles d’une large fraction des autochtones. Ils eurent, comme mentionné ci-dessus, quatorze Khalifes, le premier déjà cité, Oubeïd Allah El Mehdi et le quatorzième El Adhid (العاضــد) qui fut tué par Salah Eddine Al Ayyoubi.
Leur règne, qui dura plus de 280 ans, fut celui d’un mélange explosif d’injustices, de tyrannie et de très graves atteintes à l’Islam. C’est à cette époque que le chiisme commença à s’ancrer dans la région allant de Bejaïa à Tunis et jusqu’au Caire. Heureusement que des hommes hors de pair, imbus de l’authentique Sunna, veillaient au prix de terribles martyres, brimades, exécutions et persécutions et parvinrent à endiguer ce rite «imamite».
En quittant l’Ifriqiya, El-Moëzz confia le commandement qu’il avait à l’un de ses lieutenants : Youssouf Bologhine Ibn Ziri qu’il surnommait, tantôt « Aboul Foutouh » tantôt « Seïf Ed-Daoula », membre de la dynastie des Zirides.
Dans le même commentaire l’auteur écrit, sans la moindre allusion à aucune source (et il n’a pas aligné une seule ce qu’il n’aurait jamais hésité à faire s’il en disposait) que Robba, chrétienne donatiste faisait partie de ses ancêtres. Peut-être que la proximité du sépulcre de cette dame avec Sfisef d’où est originaire cet auteur lui a donné cette idée d’affiliation.
Comment peut-on établir le lien quand le plus grand spécialiste de notre histoire, Charles André Julien, n’a pu écrire sur elle que moins de deux lignes ? Là également motus sur cette filiation. Cependant, il est aisé de saisir comment il est arrivé à cette conclusion. Il commence par préciser, dans un petit rajout, qu’Idris avait épousé une Berbère. Ceci est vrai. Il s’agit de Lalla Kenza, fille de l’Emir Abdelhamid Ben Abdelkrim, chef de la tribu des Auréba, située à 25 kilomètres au nord de Meknès, tribu originaire des Aurès qu’elle a quittés suite aux guerres menées par Koceïla. (La photo qui suit est celle de Zerhoun située sur l’emplacement de la tribu des Auréba. C’est là qu’est enterré Idriss I.)
L’épouse d’Idris étant berbère elle ne pouvait être, pour lui, selon toute vraisemblance, que descendante de Robba. ( ?) Ainsi la boucle est bouclée sauf que quatre siècles environ séparent l’avènement de l’une et l’autre. Un Historien ne peut soutenir la conclusion avancée que s’il arrive à établir une généalogie indiscutable liant les deux femmes.
En donnant suite à ce raisonnement, il n’y plus qu’à s’attendre à ce que des Algériens soutiennent qu’ils sont d’origines phénicienne, romaine, vandale, byzantine auxquelles il faut ajouter ceux qui se réclameront des Huns , des Espagnols, Portugais puisque tous ces peuples ont « visité » le Maghreb. Ceux qui se réclament des Ottomans n’ont pas hésité à le faire. Chacun est dans son plein droit. Quant à « nos ancêtres berbères ont été chrétiens avant d’être musulmans » ceci est en partie vrai car, parmi eux, beaucoup étaient païens, juifs et même zoroastriens (manichéens qui observaient la religion, axée sur le bien et le mal, prônée par Zarathoustra).
L’examen de tous ses articles y compris ceux publiés à travers divers quotidiens où l’un d’eux présente un problème de taille m’a enjoint l’impérieuse obligation d’en faire un examen précis entraînant une réponse circonstanciée qui a été scrupuleusement bouclée à l’exception d’une qui concerne une appréciation portée gratuitement, pour les besoins de la cause, sur Jacques Berque. Le hasard faisant bien les choses, j’ai trouvé une réponse époustouflante du grand Professeur Abdelmadjid Méziane sur ce brillant auteur. D’aucuns, si je suis amené à la publier, reconnaîtront qu’il s’agit là d’une justice immanente.
Le mot de cette première fin se résume par le contenu du commentaire écrit le 20 mai 2011 par un intervenant au pseudo « Algérien » qui conteste « l’avis des gens qui vous encouragent soit par ancienne amitié pour ne pas vous frustrer ou par solidarité des Ouled Blad. » Cette remarque résume et corrobore tout ce que nous avons rapporté ci-dessus. Et, à chacun son métier, les vaches ne seraient que mieux gardées.