Par Mohamed Senni El-Mhaji. (Ingénieur). Contact : mohamedsenni@yahoo.fr
Paru sur El Watan du mercredi 7 septembre 2011 sous le titre « Société rationaliste ou société charlataniste », sous la plume de Monsieur Abdesselam Kadi, Docteur d’université-apparemment pas en islamologie- cet article appelle, de notre part, les remarques qui suivent :
Quoique présentant des velléités de bonne articulation, le texte appelle des réponses précises pour avoir étalé ce qui s’apparente à des convictions profondes de son auteur. D’emblée celui-ci nous rappelle que « Chaque année, au moins deux millions de musulmans évoquent Dieu à la Mecque ». Nous objectons seulement en lui signalant que les Musulmans n’évoquent pas Dieu à la Mecque mais plutôt L’invoquent. Ce détail, pour presque futile qu’il soit, a attiré notre attention et nous a conduit à fixer un regard soutenu sur la suite, car évocation et invocation ont des sens différents et s’éloignent loin, l’un de l’autre, surtout quand il s’agit notamment d’applications religieuses. Aussi avons-nous été acculé à nous intéresser aux mots avant de voir dans les détails les idées qu’ils véhiculent et que ne fut grande notre surprise.
Avec un simplisme inquiétant, il aborde ensuite le problème de la prédestination et du libre arbitre qui explique, selon lui, « l’écroulement de la civilisation musulmane » ce qui ne serait pas pour déplaire à toutes les droites qui s’agitent, çà et là, dans le monde occidental. En langage simple on appelle cela « apporter de l’eau au moulin d’autrui ». Pour cela l’argument est vite trouvé : « La doctrine de la prédestination (eljabr) (sic) a été décrétée et inaugurée par Muawiya Ibn Abi Soufiane qui éliminait ses opposants en les accusant de vouloir se dresser contre le décret de Dieu qui a voulu faire de lui un roi et commandeur des croyants ». Nous soutenons que prédestination est à traduire par « qadha’» (قضاء).
Pourtant, nul historien et nul jurisconsulte ne citent un quelconque décret suivi par son inauguration. Quant à soutenir que c’est Dieu qui a voulu faire de lui un roi (sic), c’est donner toute l’étendue de la démesure d’un texte où la raison, la réserve et le respect des lecteurs, très nombreux,-qui peuvent ne pas être suffisamment outillés pour la compréhension-doivent primer. Ces précautions ou ces vertus (c’est comme on veut) ont été soit singulièrement éludées soit, sans nous prononcer sur l’intention, totalement ignorées par Monsieur Kadi. Nous savons comment Mouawiya (mort en 60/672), après avoir combattu Ali Ibn Abi Talib dans la célèbre bataille de Siffine en 657, inaugura, par subterfuge, l’ère des Omeyyades qui donna quatorze Khalifes dont il fut le premier, le dernier, Marwane II (72/692 – 132/750) tué en Egypte ayant été supplanté par le premier Khalife abbasside Es-Saffah qui sera suivi par 36 autres faisant que la dynastie abbasside allait durer 507 ans pour s’éteindre en 1257 avec El Moustaâsim.
La suite immédiate de l’exposé, vu son opacité innocente ou volontaire ce qui est gravissime dans les deux cas, nous met dans l’obligation d’en faire, au moins, deux lectures distinctes et diamétralement opposées dont nous aurions pu nous passer si son signataire s’était confiné à une rigueur et une clarté que des textes comme celui auquel nous avons droit exigent.
En effet, l’auteur nous dit que « Mouawiya payait chèrement les théologiens palatins pour lui inventer de toutes pièces des traditions apocryphes où il est cité comme un grand compagnon. La science qu’on dit du hadith (science de la tradition prophétique) ne se préoccupe que de la chaîne de transmission du hadith mais non pas de son contenu, même s’il est contraire et à la lettre du Coran. On voit bien que chez les gens de la sunna et de la djamaâ, la parole de l’homme (les traditionnistes) prédomine sur la parole de Dieu qui est le Coran (la parole de la créature est supérieure à celle du Créateur !?), ce qui est une aberration monstrueuse de la foi. » Là la conclusion se perçoit comme un auto-dédouanement invitant le lecteur à ne s’intéresser qu’à la lettre en occultant l’esprit. Astuce ? Crainte de ne pas assumer ? Ou simple aberration ? Islamophobie ? Nous verrons bien. Ce passage commande plusieurs lectures et interprétations. Nous nous limiterons à deux :
1/ Les théologiens palatins sont des théologiens de palais et constituent donc une infime minorité au sein de la Communauté musulmane. Ils traduisent, en bons thuriféraires, ce que veut bien entendre celui aux crochets duquel ils vivent. L’Imam Chafe’i aurait dit :
إذا رأيتم عالِمًا يتردد على دار حاكم فشكوا في دينه
« Si vous voyez un savant tourner autour de la maison d’un dirigeant, alors doutez de sa religiosité ».
Ces palatins auraient composé des hadiths apocryphes où Mouawiya serait cité comme grand compagnon du Prophète. Or, en est Compagnon (Sahabi) toute personne musulmane étant en vie lorsque le Prophète lui-même l’était dusse-t-elle n’avoir vécu qu’un jour. A ce titre, Mouawiya l’était.
Quant à « grand compagnon » ceci est une autre affaire. Ces hadiths ont été reconnus apocryphes par l’auteur, donc irrecevables. Pourquoi en parler alors ? Et si ces palatins n’avaient pas écrit ces hadiths, Mouawiya se serait-il démis du Khalifat pour autant ? Rien n’est moins sûr. Il serait intéressant de connaître ces hommes qui se sont attelés à l’authentique tradition où, parmi eux, sur la base d’une foi totale, certains ont fait de la compilation de la Tradition une science exacte.
Signalons qu’en 1960, un jurisconsulte d’Oran a décrété un hadith apocryphe cité par Cheïkh Alliche (contemporain de l’Emir Abd-El-Kader), auteur d’un monumental commentaire du Mokhtassar (Résumé) de Sidi Khalil et par Ibn Abi Zar’ l’Andalou qui composa, à la Cour de Fès, en 1326 son célèbre روض القرطاس (Le Jardin des feuillets).
2/ « La science qu’on dit du hadith (science de la tradition prophétique) ne se préoccupe que de la chaîne de transmission du hadith mais non pas de son contenu, même s’il est contraire à l’esprit et à la lettre du Coran ». Là, il n’y a que deux possibilités d’interprétation. La première en est que si cette assertion concerne les palatins ayant excellé dans l’encensement de Mouawiya, nous soutenons l’avis de Monsieur Kadi sans réserve.
Mais si elle concerne la science du Hadith en général, il y a de fortes présomptions pour que l’auteur soit dans une ignorance totale de cette science car l’étude de la Tradition s’intéresse non seulement aux Hadiths mais également – et surtout – à la chaîne de transmission. J’ai été témoin, dans une grande ville du pays, où ses habitants ont pour habitude de prier vingt Rakaâ dans les Tarawih, de la scène suivante : un grand spécialiste du hadith, de Sidi-Bel-Abbès, en discuta avec l’Imam de la mosquée lui disant : « Pourquoi vingt Rakaâ ? Sûrement parce que vous vous êtes basés sur le Hadith qu’on fait remonter à Aïcha l’épouse du Prophète ? N’oubliez pas qu’untel, figurant dans la chaîne de transmission était menteur. » Et de lui citer tous les livres qui corroborent ce qu’il venait de lui affirmer.
L’auteur, toujours en désignant « rois » les Khalifes venus après Mouawiya ce qui incite à ne lui accorder qu’un crédit relatif, signale que ceux-ci « ont mené une guerre sanglante contre les penseurs et théologiens qui prouvaient par le Coran et la tradition authentique que l’homme est entièrement libre de sa destinée et terrestre et métaphysique. » sans aucune citation de sources ou de noms pour prendre ensuite en exemple les Mou’tazila et se contente, parlant de ces derniers, à les désigner, à juste titre d’ailleurs, de théologiens rationalistes. Que peut en tirer un lecteur tout attentif qu’il puisse l’être ? Une occasion de vulgariser un pan de l’Histoire est gâchée au profit de ce qui s’apparente à un relent d’ésotérisme.
Qui sont les Mou’tazila ?
Au déclin des Omeyyades au début du VIIIème siècle, prit naissance un mouvement politico-religieux rationaliste dont les adeptes furent qualifiés de « premiers penseurs de l’Islam » parce qu’accordant une primauté à la raison. Parmi ses précurseurs, on peut citer :
Wasil Ibn ‘Ata’ (Médine 80/700 – 131/748) qui eut pour maître le grand Hassan El Basri. On raconte à son sujet qu’il prononçait le son ر par غ(gh) et il exerça un talent fou pour éviter l’usage duر avec brio. (Voir Ibn Khillikan, El Moubarrid et El-Jahiz, ces deux derniers dans leurs ouvrages cités parmi les quatre livres-mères de la littérature arabe.) Wasil légua à la postérité dix ouvrages.
Aboul Hudhaïl Al ‘Allaf (Bassorah 135 -226, 227 ou 235). Sa doctrine est basée sur dix thèses que nous aurons l’occasion d’aborder un jour.
Ibrahim En-Nazzam (Bassorah, 185 ?-221 ?). Abou Ali El Jouba’ i (Jubba 235-Al ‘Askar 303/915), Abou Hachim El Juba’i (Bassorah 227- 18 Chaâbane 321/16/8/933 à Baghdad) et le grand Cadi El Coudat Abdel Djabbar (320 ou 324- 415/1025 à Rayy).
Nous ne raterons pas cette occasion pour signaler les brillantes figures littéraires et religieuses de l’I’tizal que furent Amrou Bnou Bahr El Jahiz (Bassorah 775- ib. 868), auteur d’El Bayane oua Et-Tabyine et Mohamed Ben Omar Ez-Zamakhchari (mort en 538/1144) auteur du « Kechaf », exégèse du Coran, « la base de la rhétorique » ainsi que d’autres titres. Leurs œuvres se vendent jusqu’à nos jours comme des petits pains.
Les Principes de l’I’tizal.
Ils sont au nombre de cinq :
- L’unicité divine : التوحيد
- La Justice divine : العدالة الإلهية
- La promesse et la menace : الوعد والوعيد
- L’état intermédiaire : المنزلة بين المنزلتين
- Le commandement du Bien et l’interdiction du Mal : الأمر بالمعروف والنهي عن المنكر
L’état intermédiaire concerne le pécheur non repenti qui reste entre le croyant et l’infidèle. L’Ecole de l’I’tizal considère la raison comme « seul moyen valable d’arriver à la vérité par l’interprétation allégorique des écrits sacrés ». Pour ses adeptes, « la justice divine n’a de sens que si l’homme est libre de ses actes. Ils concluent donc à la liberté de l’homme ce qui, à leurs yeux favorise la justice de Dieu et son sens. Ils s’inspirent de la philosophie grecque et platonicienne. Ils distinguent entre l’essence du monde et son existence à partir d’une matière éternelle composant ses propres lois. »
Dans la suite de son article, Monsieur Kadi nous explique « son étonnement que Dieu n’accepte pas nos prières à la Mecque chaque année alors que nous sommes responsables de ce qui nous arrive. » Si nous nous accrochons bien à son texte, nous sommes dans l’obligation d’admettre que les seules prières susceptibles d’être acceptées par Dieu sont celles qui sont accomplies à la Mecque !
Mais ce qu’il y a d’incompréhensible dans sa démarche qui, selon ce qu’il soutient, doit émaner de la raison c’est sa prise à partie d’Ahmed Ibn Hanbal, d’Abou Hamid Al-Ghazali, d’Ibn Taymiyya, de Mohamed Ibn Abdelouahab, Mohamed El Bez etc. « Le dénominateur commun à tous, c’est la prédestination, la fatalité, la passivité et l’aliénation… Le problème de la prédestination et du libre arbitre est traité par cet évènement historique (la bataille d’Ouhud) relaté dans le Coran .Il est clair comme un ciel d’été. Ahmed Ibn Hanbal, Ghazali, Achaâri, Ibn Teymia, leurs disciples et leurs sectataires (sic) ont directement tué la pensée, c’est-à-dire l’intellect dans le monde musulman. C’est à cause de leur doctrine que nous sommes menés par des charlatans malhonnêtes. Ghazali et Ibn Teymia….ces gens sont simplement malhonnêtes, scientifiquement parlant.
Il est faux que le problème du libre arbitre soit résolu par le Coran car avec le déterminisme (fatalisme) ces deux notions « sont d’une égale force…Si, au contraire, on affirme le libre arbitre, ne risque-t-on pas de limiter fâcheusement la puissance divine ? Pour éviter ces deux écueils, le Coran a bien fait d’admettre les deux thèses à la fois. S’il avait tranché dans un sens des difficultés insurmontables auraient surgi. Etre équivoque est, dans certains cas, très recommandable, et l’existence même est un tissu de contradictions. Maintenir la dialectique de la liberté et du déterminisme est donc la meilleure solution.
Le mythe d’un soi-disant fatalisme musulman est donc à rejeter aussi bien que celui de libre arbitre absolu. Tous deux sont également erronés. L’Islam, tel qu’il est prêché par le Coran et le Prophète, est à mi-chemin entre ces deux extrêmes. » Telle est la conclusion du prolifique philosophe Abdurrahmane BADAWI (17/2/1917- 25/7/2002) dans son «Histoire de la philosophie en Islam », tome 1, page 43, Librairie philosophique J. Vrin. 1972. Et quand ce même auteur ajoute de précieux détails sur Ma’bad al-Juhani qui a été le premier musulman à professer le libre arbitre selon ce que rapportent Tabari, Ibn al-Athir et Ibn Kathir, on mesure les graves dérives précipitamment prises par l’auteur pour trancher par les seuls événements d’Ouhud ! Nous nous serions contentés, pour toute réponse, des versets suivants :
«فألهمَها فجورَها وتقواها »,
« ألم نجعلْ له عينين ولسانا وشفتين وهديناه النجدين »,
« وأن هذا صراطي مستقيم فاتبعوه ولا تتبعوا السبل فتفرق بكم عن سبيله »
et de ce Hadith « فكل ميسًرٌ لِمَا خٌلِق له إعملوا »
La doctrine d’Al Achaâri
Après avoir longtemps appartenu au courant de l’I’tizal, Al Achaâri (260/873- 330 ?/941/2), lance son école qui prône comme fondement la subordination de la raison aux textes. Il s’inspire de l’atomisme de Démocrite (v.460 avant J.C – mort v.370) : Dieu crée les atomes et intervient dans leur combinaison. Il est donc le Seul Créateur du monde et de son ordre. Cette Ecole théologique se place au milieu, entre le traditionalisme et l’I’tizal. Elle confirme l’existence des attributs divins et prône le libre arbitre.
Les conclusions hâtives de Monsieur Kadi.
Pour lui, ils sont six à être responsables si « nous sommes menés par des charlatans malhonnêtes. » Nous excusons de bonne grâce le pléonasme. Le nombre et sa composante humaine, comparés aux « dégâts » qui durent depuis bientôt un millénaire si ce n’est plus, relèvent d’une fiction venant tout droit des studios d’Hollywood. Monsieur Kadi soutient que Ghazzali et Ibn Teymia se sont attaqués aux Mou’tazila ainsi qu’à Aristote et Ibn Sina et il dit : « Nous ne comprenons pas comment ces savants philosophes théologiens puissent juger Aristote à l’aune des règles islamiques alors qu’il y (sic) a vécu 9 siècles avant l’Islam ? »
Si tel est son argument, qui veut bien dire ce qu’il veut dire, et si l’on tient compte de ce que les juristes appellent « l’autorité du précédent », pourquoi se permet-il, lui, de juger Ghazzali avec une approche pseudo-moderne alors qu’Abou Hamid est mort depuis 9 siècles également ? Cet éclectisme dans l’approche est plus qu’inquiétant mais ne dit-on pas, dans notre culture que « le vivant peut battre mille morts ? » Et pourquoi ce qualificatif de malhonnêtes alors que si l’on veut incriminer les six Oulama cités, on peut – peut-être- les toucher plus magistralement en évitant d’utiliser des qualificatifs désobligeants et les attaquer avec leurs propres armes? Mais toute la question est de posséder justement ces armes et c’est ce qui fait totalement défaut à Monsieur Kadi.
Pour avoir cité Ghazzali, je réserve ma réponse pour la fin. Entretemps je m’interroge : pourquoi citer Ahmed Ibn Hanbal alors qu’aucun grief ne lui est objecté ? Je ne vois qu’une réponse : le pédantisme de bas aloi. L’Imam Ahmed (780-855) a été particulièrement marqué par la Tradition (voir son Mousned qui compte 40 000 Hadiths).Il observait rigoureusement le respect des dogmes et des rites qu’il appliquait à son corps défendant : lorsqu’il refusa au Khalife de son époque de reconnaître que le Coran est la Parole de Dieu créée, il fut attaché à la queue d’un cheval et envoyé de Baghdad, battu durant tout son périple qui devait l’emmener à Damas. A-t-il cédé pour autant ? Pour l’avoir cité, Monsieur Kadi doit avoir la réponse. Qu’il en fasse profiter nos aimables lecteurs. N’a-t-il pas été élève émérite de ce fils de Ghaza que nous connaissons tous sous le nom d’Imam Mohamed ben Idriss Chafe’i dont le rite sera observé par Ghazzali ?
Ibn Taymiyya est hanbalite, Mohamed Ben Abdelouahab et El Bez également et qui, bien que se réclamant de l’Imam Ahmed s’en sont dangereusement écartés au point où si Ahmed le pouvait, il leur dirait son innocence pour avoir détourné son enseignement de sa juste voie. Ibn Taymiyya a vilipendé presque tous ses prédécesseurs, usant de termes inappropriés vis-à-vis des deux premiers khalifes et il est de notoriété qu’il vouait une haine viscérale à Ghazzali qui était son grand souffre- douleur avec Ibn Arabi.
Ceux qui ont fait son apologie étaient motivés par des calculs précis sinon comment expliquer que le Roi Khaled prenne en charge l’édition, début 1980, de ses Fatawa en plus de trente volumes édités au Maroc et distribués à toutes les mosquées du monde ? Les deux premiers tomes complets sont consacrés à l’intercession (الشفاعة) du Prophète le jour du jugement dernier ! Deux pages suffisent amplement pour aligner clairement les positions des quatre grands rites orthodoxes de l’Islam sur le sujet sans qu’aucune ambigüité ne puisse subsister et cinq lignes suffiront pour parler du point de vue hanbalite sur le même sujet. Et pourquoi ce silence sur la sentence rendue par Ibn Hajar Al Haïthami dans son livre « El Fatawa el hadithiyya » sentence qui fait d’Ibn Taymiyya un impie ?
Pourquoi le même silence face à la lettre- conseil du Cheïkh Mohamed Ramadane El Bouti aux Oulama de Nejd (l’Arabie Saoudite) lorsque les illuminés « musulmans » embrasaient certains pays de leurs coreligionnaires avec la bénédiction de l’autoproclamé « Protecteur des Lieux Saints » ? Nous reconnaissons qu’Ibn Taymiyya a écrit des ouvrages fort intéressants mais s’agissant de ses Fatawa, préparées en conclave par les Docteurs saoudiens et, après examen de leur style qui tranche nettement avec celui auquel nous nous sommes habitué en lisant ses ouvrages, nous sommes convaincu que les Fatawa ont été bien manipulées. Une question fort inquiétante : durant environ sept siècles les œuvres du grand polémiste hanbalite (661/1262-728/1327) étaient très connues ; alors pourquoi ses Fatawa n’apparaissent au grand jour qu’au XX ème siècle ?
Le cas d’Abou Hamid Al-Ghazzali.
Abou Hamid Al Ghazali (mort en 505 / 1111) s’est bien attaqué aux philosophes. Il leur annonça la couleur à la première occasion et de quelle manière! Son opposition, extrêmement motivée sera exposée d’une manière tellement magistrale où la rigueur la plus implacable s’allie à une sagesse sans bornes.
Témoignage d’une expérience personnelle, son recueil, « Al Mounqid mina ad-Dhalal » (la délivrance de l’erreur) (المنقذ من الضلال), étale toutes les doctrines qu’il a jugé bon combattre. Rien de gratuit chez cet homme dont la stature tiendra bon durant des siècles contre vents et marées. Comme nous l’avons souligné déjà, futur grand souffre- douleurs d’Ibn Taymiyya qui commit contre lui de graves impairs induits, probablement, par la différence des rites observés par tous les deux, impairs condamnables du point de vue religieux, il commence, dans cette délicate entreprise, par se remettre en cause, sans complaisance, au point où il se retrouve face à l’incertitude de ses propres connaissances.
Examinant la philosophie qui s’était ancrée dans son temps, il fut frappé de la manière dont les disciples se réclamant d’Aristote tels Al-Fârâbî et Ibn Sina s’étaient détournés de la religion, égarés dans l’erreur par leurs convictions d’une science prétendument apodictique. Al Ghazali, craignant des dégâts chez ceux qui n’étaient pas outillés pour pouvoir discerner clairement ce que les philosophes leur inculquaient, engagea contre ces derniers une œuvre de salubrité intellectuelle touchant les théories qui vont, de son point de vue, à l’encontre des préceptes religieux : création du monde, nature de Dieu, résurrection de la chair et connaissance divine des particuliers.
Il n’avait qu’un moyen pour le faire : connaître à fond et dans les moindres subtilités en quoi consistaient ces doctrines qu’il estimait fausses. D’où la nécessité de les étaler clairement et fidèlement ce qu’il réussit brillamment. Là, résidait la garantie pour lui d’être en harmonie avec ses plus intimes convictions religieuses d’abord et d’être à l’abri d’une polémique ensuite qui, à la longue, lui aurait été préjudiciable ce qui, d’ailleurs ne pouvait l’inquiéter.
C’est avec cette approche qu’il rédigea « les intentions des philosophes » (Maqasid al-Falasifa) (مقاصد الفلاسفة). En introduction de cet opuscule, il commence par en annoncer le but. Traduit au Moyen Age en latin, le but en question ne fut pas repris. Et c’est ainsi que Saint Albert le Grand (1193-1280), son élève Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) et beaucoup de penseurs chrétiens considérèrent Al-Ghazali comme péripatéticien (adepte de la philosophie de Platon) arabe!!
Abou Hamid, dans sa critique, se base essentiellement sur la doctrine d’Ibn Sina. Durant des siècles s’est posée la question de savoir d’où a-t-il puisé les arguments des philosophes contre la résurrection des corps? Et ce n’est qu’à l’époque contemporaine et suite à la publication de « la Rissala adhawiyya fi amr al-ma’ad » (الرسالة العدوية في أمر المعاد) (épître adhawiyya sur la résurrection) d’Ibn Sina où ce dernier affirme l’impossibilité de la résurrection selon la chair que le mystère fut percé. Al-Ghazali avait réussi à lire dans les pensées des philosophes comme dans un livre ouvert. Contrairement à Ibn Taymiyya, il ne s’est attaqué qu’aux œuvres incriminées.
Mais la réfutation la plus solide de la doctrine des philosophes, il la publiera dans son Tahafut al-Falasifa (تهافت الفلاسفة) (la déconstruction des philosophes). Dans ce livre, il fait ressortir trois thèses qui vont contre les affirmations du Coran faisant des philosophes des impies. Ces thèses sont l’éternité du monde, la non-connaissance par Dieu des particuliers et la non-résurrection des corps.
Ensuite il fait ressortir des bida'(innovations) sur lesquelles il ne prend pas position. Elles concernent la pérennité du monde, l’incapacité des philosophes de prouver l’existence de l’Auteur de ce monde tout en relevant le flou qui plane sur leur affirmation que Dieu en est justement l’Auteur, leur incapacité à prouver l’unicité de Dieu, leur négation des attributs etc. El Ghazzali a ouvert un débat serein, clairvoyant et sans se départir de son intime conviction religieuse. Parce qu’il a touché un point sensible son dernier livre cité eut la réponse de quatre auteurs et non des moindres : Et-Toussi, le philosophe Ibn Rochd (m.en 595/1213), Khodja Zadeh (m.en 893/1487) et plus près de nous Mohamed El Jabiri, décédé il y a trois années environ. Aucun ne l’a traité de malhonnête. Signalons une étude faite par Cheïkh Youssouf El-Kardaoui où il se met entre pro et anti Ghazzali qu’il désigne par « mon maître ».
Monsieur Kadi, en absence d’arguments, nous renvoie au livre de Ghazzali ayant pour titre « El-Qistas El-Moustakim ». Ce livre a été traduit, après une remarquable introduction, par Victor Chelhot (1818-1891) sous le titre de : « Al-Qistas Al-Moustakim et la connaissance rationnelle chez Ghazzali ». Il constitue le tome XV de l’Extrait du Bulletin d’Etudes Orientales de l’Institut Français des Etudes Arabes de Damas (IFEAD) et publié en 1955-1957. Nous avons eu le bonheur de nous voir offrir un exemplaire le samedi 2 août 1997 avec d’autres titres lors de notre visite au prestigieux Institut qui a le grand mérite d’avoir mis à jour des trésors arabes.
Le livre est l’expression d’un dialogue entre l’Imam Al-Ghazzali (un sunnite) avec un Ismaélite (chiite) à travers lequel sont également visés un Batinite et un Ta’ limite tous deux chiites Ismaéliens. Les Ta’ limites rejetaient catégoriquement le raisonnement suivant aveuglément l’enseignement (ta’lim) de l’Imam qui, pour eux était infaillible.
Il avait pour but de préciser les règles d’une pensée juste à même d’atteindre la vérité. Ghazzali a tracé une démarche sûre qui conduit au vrai. Ces règles existaient du temps d’Aristote et des Stoïciens. Or le travail de notre Imam a permis de les rendre accessibles à tout le monde y compris les Traditionalistes. Immanquablement, il a revalorisé la logique.
Monsieur Kadi nous dira si par cette approche « on tue la pensée » comme il le soutient. Dans une tranquillité totale, une sérénité absolue et une cohérence continue, Abou Hamid arrive à ses fins par syllogismes et dans une extrême tolérance, il exprime une égale satisfaction que le sujet concerné acquiesce ou campe sur sa position.
Quant à tourner en dérision Ibn Taymiyya pour son soi-disant commentaire sur le Trône divin, lui coller des admirateurs d’Alep, prenez, Monsieur, le temps de vous renseigner sur l’homme. J’ai soutenu plus haut sa propension à attaquer un peu trop vite. L’homme savait qu’il n’était pas parfait mais c’était un Alem et lui faire porter la responsabilité d’avoir parodié le Seigneur traduit votre méconnaissance de l’homme et votre intolérance qui vous ont amené à émettre un jugement hâtif et ne servant aucunement l’intérêt de la Communauté.
Voyez-vous, Monsieur, de toute l’Histoire de l’Islam, seuls trois hommes de Religion, qui n’avaient jamais été préparés au métier des armes, n’ont pas hésité à les prendre pour défendre leur communauté : Ibn El-Moubarek (736-797) contre les Romains, Abdelhalim Ibn Taymiyya (1262-1327) qui combattit les Mongols et notre Émir Abd-El-Kader (1808-1883) qui combattit les Français, la nuée de traîtres et des faux-frères.
Conclusion.
Longtemps jugée comme œuvre de compilation, la philosophie islamique s’articule autour de la religion. Nos philosophes n’ont pas étudié la philosophie grecque en tant qu’historiens mais en tant que musulmans dans l’esprit de soutenir la vérité révélée. Aussi, y a-t-il lieu d’insister sur le rôle particulier joué par les Ecoles de traduction, ces Ecoles qui ont passé la philosophie-toute la philosophie- à l’Occident où elle fut le socle sur lequel s’érigea la Renaissance.
Articulée sur la théologie naturelle, la philosophie islamique, à sa maturité, avec Al-Kindi, Al-Fârâbî, Ibn Sina, Al-Ghazali et Ibn Rochd peut être assimilée à une théorie métaphysique générale alimentée par la logique, la physique, l’astronomie ainsi que les autres disciplines théorétiques élaborée au Xème siècle par Ikhwane as Safa.
Sources : A celles qui sont citées directement dan le texte, on ajoute :
01-Les Directives et Remarques. 4 tomes, version arabe, par Ibn Sina. Dar AL Maârif. Le Caire. 1960 02-Le récit de Hayy Ibn Yakdhān commenté par des textes d’Avicenne. Par mademoiselle A- Goichon Ed.Desclée De Brouwer. Paris. 1959
03-L’organon d’Aristote dans le monde arabe. Ibrahim Madkour. Ed. Vrin. Paris. 1969.
04-La métaphysique du Shifā’. Livres I à V. Par Ibn Sina. Introduction, traduction et notes par Georges C. Anawwati. Ed. Vrin. Paris.1978.
05-Etude de philosophie musulmane. Par Georges C.Anawati. Ed. Vrin. Paris. 1974.
06-Histoire de la Philosophie en Islam. Par ‘Abdurrahmane Badawi. 2 volumes. Ed. Vrin.1972.
07-L’Islam, la philosophie et les sciences. Les presses de l’Unesco. 1401 / 1981.
08-La transmission de la philosophie grecque au monde arabe. ‛Abdurrahmane Badawi. Ed. Vrin. Paris. 1968.
09-Encyclopédie du soufisme. Abd-El-Mon’im Hanafi. Ed.Medbouli. Le Caire. 1ère édition 2003.