Dans l’indépendance et la coopération : L’Algérie vivra

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L’Etat algérien issu des accords passés le 19 mars entre le gouvernement français et le F.L.N., puis des négociations accomplies le 17 juin sur l’initiative du président Aberrahmane Farès avec le concours de l’ancien ministre Jacques Chevallier, prend naissance après sept années de guerre, de misères et de ruines qui auraient dû être épargnées à la France et à l’Algérie.

Pierre Bloch, homme politique de cœur et de clairvoyance, originaire de Sétif, a représenté, dans un livre nouvellement publié aux Editions des Deux-Rives, l’Algérie comme « la terre des occasions perdues ». Elles n’ont pas été, hélas ! seulement perdues. Elles ont été refusées. Il convient de rappeler aujourd’hui ces refus :

 refus de se départir du préjugé de l’Algérie formée de trois départements français, selon « la patriotique métaphore » dénoncée par Jules Ferry, président de la commission sénatoriale d’enquête de 1892 ;

 refus en 1919 d’entendre l’appel lancé par l’émir Khaled, officier de l’armée française, pour accorder l’égalité des droits civiques aux anciens combattants musulmans, héros des contre-attaques victorieuses de la Marne en 1914 et de l’Aisne en 1918, comme de la résistance de Verdun en 1916 ;

 refus opposé en 1936 au projet de loi Blum-Viollette tendant à ouvrir le collège électoral aux capacités musulmanes et à « proposer aux Algériens une patrie » ;

 refus en mars 1944 d’accueillir les musulmans algériens dans le corps électoral des citoyens français et innovation du double collège affirmant l’existence de deux communautés jointes mais désunies sous la prédominance de la plus faible en nombre ;

 refus par les commissions interministérielles, le Conseil d’Etat et le Parlement d’instituer le collège unique proposé pour le statut de 1947 ;

 refus en 1948 d’appliquer le statut ainsi tronqué devenu loi de l’Etat ;

 refus en 1956 d’adapter à l’Algérie les dispositions du compromis austro-hongrois de 1867 grâce à quoi elle aurait recouvré son indépendance et sa souveraineté dans l’union avec la France en régime de dualité interne ;

 refus d’appliquer à l’Algérie les dispositions de la Constitution de la République fédérative populaire de Yougoslavie touchant le développement culturel et l’usage de la langue des diverses nationalités de ce pays, qui tire sa cohésion du libéralisme de ses principes et de ses maximes envers ses populations.

A quoi bon critiquer les erreurs et les fautes du passé, ont accoutumé de proclamer dans l’ardeur du zèle des néophytes les partisans acharnés de la résistance au mouvement, nouvellement convertis au libéralisme et à l’évolution naturelle de l’Algérie ? Il convient cependant de le faire pour se prémunir contre les traverses qui pourront être mises sur la voie de l’accomplissement de l’indépendance du pays.

Mon éminent prédécesseur, le gouverneur Maurice Viollette, avec qui j’ai partagé les rigueurs de l’implacable rancune des éléments privilégiés d’Algérie, fâchés de ne nous avoir point soumis à leurs vues, avait publié, au lendemain de sa mission en Algérie, un livre attestant la générosité de ses sentiments et la perspicacité de ses conceptions. Il l’avait intitulé l’Algérie vivra-t-elle ?

Il est certain qu’elle vivra. Les trois principaux obstacles dressés pour contrarier son indépendance ont été surmontés : l’opposition des grandes sociétés financières et industrielles, la rétivité des grands colons prépondérants, la récalcitrance du peuple européen des villes.

Le Sahara, d’où semblait provenir un achoppement propre à retenir la négociation du côté français du fait de la résolution des grandes compagnies pétrolières à obtenir la garantie de la rentabilité de leurs investissements, a été, dès les conversations entamées à Tunis en 1959, l’objet d’un accommodement qui a calmé les inquiétudes des dirigeants des entreprises employées à sa mise en valeur. Il est partie intégrante de l’Algérie. Les tribus transhumantes errent de part et d’autre de l’Atlas, singulièrement de la Chebka et du Daïas au Sersou. Les voies de communication des hommes et des transports de matières premières y sont orientées selon les directions méridiennes de ou vers la Méditerranée. Il procure à l’économie algérienne plus de 50 000 tonnes de dattes, dont les meilleures, les « dàglat nour », sont toutes livrées à l’exportation. Il contient, tant à Hassi-Messaoud qu’à Polignac ou à Ohanet, 650 millions de tonnes de pétrole en réserve ; à Hassi-R’Mel 1 000 milliards de mètres cubes de gaz, à Gara-Djebilet 750 millions de tonnes de minerai de fer d’une teneur supérieure à 57 % et exploitable à ciel ouvert ; à Tabelbala et à Ougarta du cuivre ; au Hoggar, du wolfram. La nappe obtenue s’étend sur un quart du nord-est du désert. Elle renferme un volume d’eau propre à satisfaire à une consommation régulière de 30 mètres cubes par seconde. Cent millions de mètres cubes annuels sont mis à la disposition des Sahariens pour permettre la culture de 6 500 hectares de palmeraies. On conçoit aisément la fermeté du F.L.N. à persister dans le parti qu’il avait pris sur la revendication de l’unité du territoire algérien et dans le soin de ne se laisser ébranler par aucune proposition adverse, d’autant plus que le Sahara contribuera fortement à assurer au nouvel Etat une balance commerciale active et un équilibre budgétaire y compris la couverture d’un immense effort d’équipement à poursuivre.

En revanche, les exigences du ravitaillement français en hydrocarbures et l’amortissement des capitaux investis pour la prospection des structures pétrolifères, pour la détermination des gisements et pour l’installation du matériel de forage et de pompage ont été garantis par le maintien en vigueur du code pétrolier et des droits acquis, par la priorité reconnue aux sociétés françaises dans la distribution des nouveaux permis de recherche et d’exploitation, par le règlement en francs français des livraisons d’hydrocarbures liquides et gazeux.

Ainsi une première catégorie d’opposants, riches d’audience, à tout partage d’influence avec l’Algérie musulmane a-t-elle donné son adhésion à la reconnaissance de l’Etat algérien, d’autant plus que les transferts à destination de la France y bénéficieront d’un régime de liberté.

Vers la réconciliation

Une deuxième allait suivre cet exemple, lors des accords du 19 mars, celle des colons européens prépondérants qui avaient accoutumé, depuis la réorganisation du crédit agricole de 1937, d’être écoutés par les petits et moyens colons vivant au contact direct des agriculteurs musulmans et souvent en symbiose avec ces derniers. Dans l’appréhension d’une restriction de leur autorité et de leurs profits ils s’étaient refusés incessamment et avec obstination à la promotion des musulmans dans la fonction publique, dans la gestion politique du pays et dans les structures de l’exploitation agricole. Or, leurs inquiétudes ont été dissipées. L’Algérie assure sans aucune discrimination une libre et paisible jouissance des droits patrimoniaux acquis sur son territoire avant l’autodétermination et nul ne sera privé de ces droits sans indemnité équitable préalablement fixée.

Les grands colons appréhendaient la mise en œuvre d’une réforme agraire unanimement réclamée par les fellahine enrôlés dans les maquis, souhaitée par les autres et inscrite dans le programme du F.L.N., singulièrement attentif à la modernisation rurale chinoise et yougoslave. Or, dans le cadre de cette réforme, la France apporte son concours à l’Algérie pour couvrir le rachat des droits de propriété détenus par les ressortissants français. Sur la base d’un plan de rachat établi par les autorités algériennes compétentes, elle fixera, d’accord avec l’Algérie, les modalités de son aide, de façon à concilier l’exécution de la politique économique et sociale du nouvel Etat avec l’échelonnement normal de son concours financier. Quoi qu’il en soit, c’est sur les ressources du budget français que seront prélevées les sommes nécessaires à l’expropriation des domaines européens d’Algérie, une fois accomplie cette expropriation selon les garanties de droit usuelles.

Il restait à apaiser les terreurs de la masse de la population européenne des villes et des bourgs, constituée de familles modestes, de techniciens, d’employés de magasin, de bureau et de banque, d’ouvriers professionnels, d’artisans et de petits commerçants. Balançant souvent, hésitant parfois entre des courants politiques contraires, mais toujours prompts à regimber, à se débattre et à s’insurger, ils constituaient une masse de manœuvre susceptible d’être séduite par les appels de l’O.A.S. tendant à jeter parmi eux l’alarme d’une substitution des musulmans dans leurs emplois et d’une privation de leurs moyens d’existence. Or, s’ils sont à la proportion des neuf dixièmes des Européens, ils sont également à celle des huit dixièmes des fonctionnaires, des cadres industriels et commerciaux du pays. Ils tendaient à tenir les musulmans de qui le niveau de vie est dix fois moins élevé que le leur pour un sous-prolétariat dont ils ne pourraient trouver l’équivalent en France. Aussi se sont-ils souvent solidarisés avec les gros colons, les gros commerçants et les industriels contre toute atteinte à leur prestige social et à leur privilège d’emploi.

Abusés par les notables qui se sont servis d’eux pour favoriser leurs desseins puis les ont abandonnés à leur sort après avoir pris leurs précautions et obtenu, dans les accords, les garanties qu’ils souhaitaient, ils se sont livrés à des excès dans leurs querelles avec les musulmans. Aussi ont-ils redouté des représailles de la part de ces derniers, premièrement de ceux enrôlés dans les unités de la force locale de maintien de l’ordre, dès avant le scrutin d’autodétermination.

Abderrahmane Farès et Jacques Chevallier, prompts à saisir les impulsions et les réactions de ces Européens, ont eu le mérite de s’entremettre entre ces derniers et les membres de l’organisation du F.L.N. pour accommoder les inquiétudes des uns et les ressentiments des autres et pour pacifier les troubles que les adversaires de l’entente franco-algérienne avaient suscités. Leurs efforts ont abouti aux accords du 17 juin, dont les Européens des villes et des bourgs, égarés par l’O.A.S., avaient pensé qu’ils leur permettraient de bénéficier de l’amnistie pour tous les actes commis avant le jour du scrutin d’autodétermination, l’intégration d’unités européennes au sein de la force locale du maintien de l’ordre, le maintien dans l’emploi.

Les déclarations faites le 18 juin et radiodiffusées d’Alger par le Dr Chaouki Mostefaï les ont rassurés sur leur avenir, sur leur sécurité, sur le respect de leur personnalité et de leur dignité d’homme. Elles ont invoqué leur concours dans la réconciliation des communautés pour entreprendre la construction de l’Etat et assurer l’essor économique et social en Algérie. Celles de Jacques Chevallier, produites le 20 juin, ont tendu à résoudre leurs doutes, à effacer leurs craintes et à leur ouvrir l’espérance de prendre une part importante dans l’édification de la patrie algérienne. Elles ont éclairci à la masse des Européens le parti qu’elle pouvait tirer de la situation nouvelle, elles l’ont relevée de la désolation dans laquelle elle était tombée pour s’être jugée abaissée au rang de minorité déprisée dans l’état d’infériorité morale et matérielle. Elles l’ont convaincue du besoin éprouvé par les musulmans de la maintenir en place et d’invoquer son appui non seulement pour assurer la marche des services et le jeu de l’économie, mais encore pour enrichir l’Algérie nouvelle d’une incessante confrontation des tempéraments et des vues des citoyens d’ascendances diverses, génératrices de vertus au lieu d’être complice de désordres.

Des structures modernes

De ce fait le G.P.R.A. a confirmé son autorité sur toute l’Algérie. Il est fort des succès diplomatiques de ses négociateurs, qui ne se sont départis d’aucune de leurs propositions essentielles touchant la représentativité exclusive du F.L.N. dans les pourparlers de paix, l’établissement d’un Etat algérien indépendant, souverain, indivisible dans son intégrité territoriale, Sahara compris, ne comportant pas de minorité territoriale et contractant avec la France des accords bilatéraux dans les domaines culturel, économique et technique. Il est à même d’assurer, tant aux yeux enthousiastes de la masse musulmane fière d’une majorité acquise durement par les armes et habilement par la diplomatie qu’à ceux dessillés des Européens, les responsabilités du pouvoir et l’orientation de l’avenir de l’Algérie du double point de vue national et international. Il est assuré du ralliement raisonné des Européens, libres d’opter pour la nationalité algérienne dans le respect de leur particularisme de langue de culture, de religion et de statut personnel ou pour la nationalité française avec statut d’étranger dans le cadre d’une convention d’établissement et disposant d’un délai de méditation de trois ans pour prendre leur parti sur le sujet de cette option. Ainsi l’Algérie ne gardera-t-elle pour citoyens européens que ceux ayant fait en connaissance de cause le libre choix de leur résolution. Elle bénéficiera du concours sans restriction de tous ses citoyens. Constituée en Etat de souveraineté pleine et entière à l’intérieur et à l’extérieur, elle sera libre de se donner ses institutions et de choisir son régime politique et social.

Le nouvel Etat entame son indépendance avec une capacité potentielle enviée par d’autres pays à population musulmane anciennement parvenus à la majorité politique. Il est peuplé de dix millions cinq cent mille habitants dont les neuf dixièmes, musulmans, sont pour moitié âgés de moins de vingt ans. Son taux d’accroissement est de 3 % et sa densité, si elle ne dépasse par dix habitants au kilomètre carré sur les hautes plaines, atteint cent quarante en Kabylie. Les deux tiers de ses enfants reçoivent un enseignement en français. Mais il entend prendre entre le ponant et le levant méditerranéen, entre l’Occident atlantique et l’Asie antérieure arabe, position d’Etat de double culture où l’arabe et le français seront enseignés de pair. D’ores et déjà l’enseignement de l’arabe est organisé en Kabylie où il n’avait jamais été entrepris.

L’Algérie connait un état sanitaire meilleur que la plupart des autres pays d’Afrique et d’Asie. Elle compte plus de trois mille médecins et sages-femmes, cent quarante hôpitaux contenant plus de trente mille lits, soit trois fois plus de lits pour mille habitants que l’Egypte et six fois plus que l’Inde. La consommation de la viande y atteint dix kilos par habitant, celle du sucre vingt kilos.

Cent mille entreprises y font 1 400 milliards de chiffre d’affaires et payent 240 milliards de salaires. Le pays est doté de quarante mille kilomètres de routes, de quatre mille deux cents Kilomètres de voies ferrées dont les trois cinquièmes sont à voie normale. La traction est assurée par courant électrique ou par moteur diesel.

Cinq mille fonctionnaires musulmans sont déjà en place ; quatre mille formés au Maroc et deux mille en Tunisie les rejoignent. En outre, le F.L.N. vient d’opérer le recensement de tous les étudiants algériens en cours d’études en France et dans les divers pays d’Europe et d’Amérique, et les a invités à se tenir prêts à répondre à la convocation qu’ils recevraient pour occuper un poste dans l’administration de leur patrie.

Les Algériens ont fait, au surplus, apprentissage de l’exercice de leurs droits civiques. Les décrets du 29 août 1945 ont rompu avec les errements du sénatus — consulte de 1863 qui avait disloqué la hiérarchie des tribus arabes et hiérarchisé les taddert démocratiques de Kabylie, ils ont constitué les djemââs des premières en embryons de municipalités et les conseils des seconds en centres municipaux appelés par le plan d’action commerciale de 1946 à assumer leurs responsabilités d’enquête, de prévision et de gestion. Quinze cents communes organisées sur le type de celles de France ont pour maires des musulmans.

L’expansion économique

Dans l’ordre économique, la prospection et l’exploitation des ressources métalliques et minérales et la création d’industries de transformation entreprises en 1945 se sont poursuivies depuis, guidées par le Conseil supérieur de la recherche scientifique appliquée. Celui-ci, créé le 20 juillet 1946, avant l’existence de toute organisation similaire en France, s’est révélé singulièrement efficace. Sur ce sujet, Georges Drouhin, président de l’Association internationale des hydrogéologues et chef incontesté de l’école hydraulique des pays arides et semi-arides, a écrit dans le premier numéro de la revue Terres et Eaux, paru en janvier 1948 : « Grâce à cette cohérente et solide organisation, des chercheurs déjà nombreux travaillent avec cœur aux problèmes d’ensemble qui conditionnent l’avenir et aux questions de détail qui se posent chaque jour. Géologues, climatologistes, physiciens, chimistes, pédologues, ont acquis ou acquièrent rapidement le goût des réalisations et l’habitude du travail avec les ingénieurs ». Ce conseil a, à son actif, notamment la mise en œuvre des ressources hydrauliques autres que celles des massifs montagneux et des nappes artésiennes, à savoir celles de l’éponge évaporatoire du système cohérent des chotts sur les hautes plaines, ainsi que la mise au point de l’utilisation de l’énergie solaire dont le premier appareil est en service à La Bouzaréah.

Ses avis ont été suivis pour toutes les recherches relatives à l’étude et à l’exploitation des richesses du pays et sur le parti à y tirer des découvertes scientifiques nouvelles.

L’agriculture a singulièrement bénéficié de ses travaux. Il importait qu’il en fût ainsi. Le développement de l’industrie n’est pas plus en Algérie que dans le reste de l’Afrique la panacée de l’évolution. Il l’est d’autant moins que l’industrie moderne recourt de plus en plus à l’automation. La verrerie de La Senia, ouverte en 1946, produit trente mille bouteilles par jour en n’employant que trois cents ouvriers dont les salaires assurent au plus la subsistance de trois mille personnes. Or l’Algérie est un pays de démographie galopante. Sa population s’accroit d’un village de cinq cents âmes par jour. Elle vit du sol à la proportion des quatre cinquièmes. Si les possibilités d’établissement humain comportent un équilibre de peuplement, de sol arable et d’eau, pareil équilibre est rompu dans un pays où les hommes sont nombreux, le sol fertile réduit et l’eau rare. Son climat xérique est aggravé par la xérothérie, c’est-à-dire par le décalage de la pluviosité et de la chaleur. Les plantes n’y bénéficient pas de la chaleur propice à la végétation quand elles reçoivent l’eau et elles sont privées d’eau quand la température leur est convenable.

La nécessaire réforme des structures rurales

L’Algérie ne peut assurer à ses habitants travail et existence qu’en réorganisant son agriculture. Or sur dix millions d’hectares de terres cultivables sept millions cinq cent mille appartiennent à des musulmans : cent cinquante mille familles exploitent de grands domaines, trois cent mille n’ont pas assez de terre, cinq cent mille réparties entre métayers, fermiers et salariés n’ont pas de terre du tout. Deux millions de salariés agricoles ne touchent que trente milliards, somme égale en valeur aux transferts opérés par les deux cent mille travailleurs algériens de France. Pour résorber ce prolétariat agricole, trois solutions pouvaient être envisagées : conquérir des terres nouvelles par irrigation, distribuer des terres conquises par adduction d’eau et restauration des sols aux paysans pauvres, améliorer les méthodes de culture et le rendement des terres des petits fellahine. J’ai eu recours aux trois en retenant principalement la troisième.

Le fellah, riche de qualités nombreuses, singulièrement d’endurance et de capacité potentielle d’adaptation, souffre de la pauvreté, de l’isolement et du complexe de nomadisme. Pauvre, il manque de ressources pour attendre le résultat de l’amélioration de ses terres ; isolé, il manque de guides pour diriger ses efforts ; nomade, il est par le défaut de stabilité pour créer et pour construire. C’est en tenant compte de ces conditions défavorables qu’après un an de travaux préparatoires j’ai, le 18 avril 1946, créé les secteurs d’amélioration rurale, groupements sous structure coopérative de tous les fellahine d’un secteur incapables par isolement de travailler rationnellement le sol et de l’amener à production valable. Le fellah qui ne dispose pas, en exploitation isolée, de douze hectares est sous-alimenté. Il ne mange à sa faim qu’au moment de la récolte, il vit en économie fermée et il ne produit pas au-delà de ses besoins domestiques. J’ai conçu les secteurs d’amélioration rurale pour l’amener à produire au-dessus de ses besoins, à entrer dans un cycle d’économie ouverte d’échanges, à utiliser le crédit, à recourir au marché, à prendre soin de la qualité de ses produits pour en assurer l’écoulement. Selon le plan tracé au moment de leur création ils devaient être en dix ans portés au nombre de huit cents. Ils n’ont jamais dépassé celui de deux cents atteint en 1948. Secteurs territoriaux dans lesquels était appliqué un programme rationnel de production selon les derniers progrès des méthodes culturales, ils rayonnaient par l’exemple, satisfaisaient les fellahine et entamaient une transformation totale de l’Algérie aussi psychologique qu’économique. Leurs formes collectives et individuelles d’équipement concouraient à une heureuse montée sociale. En deux ans es rendements en blé à l’hectare y avaient triplé et des vergers et des palmeraies avaient poussé grâce à ce système là où n’étaient auparavant que pierres et sable. Subordonnés à partir de 1948 aux sociétés agricoles de prévoyance, voire associés à de grandes exploitations particulières, ils ont perdu leurs caractères originaux. Ils ont cessé d’être le secteur territorial, économique, technique et social où étaient concentrés et mis en œuvre tous les moyens répondant à un programme établi par le conseil de gestion des membres du secteur et par le maintien de culture et d’élevage. Il importe, si l’on veut promouvoir le progrès technique et social de l’Algérie, de leur rendre leur structure et leur mission.

Une des tâches urgentes du nouvel Etat sera de procéder, dans le cadre de la réforme agraire qu’il a projetée, à leur réorganisation et à leur multiplication selon l’esprit qui avait présidé à leur conception et guidé leur ménagement. Dans cette vue il devra s’attacher à la préparation de conseillers ruraux par diffusion ouverte de l’enseignement agricole à de jeunes cultivateurs soucieux de leur métier et avides de s’instruire. Il devra toutefois se garder de se satisfaire d’une formation hâtive de moniteurs agricoles selon les errements de certains pays. L’agriculture est un genre de vie sur tous les éléments duquel il convient d’agir pour améliorer la condition des cultivateurs. Seul un conseiller rural est à même d’intervenir efficacement dans ce sens, s’il a été instruit par un stage méthodiquement organisé des principes généraux et des méthodes de la vulgarisation et de la modernisation rurale, comme de l’organisation sociale et de l’éducation populaire. A ce prix, fort de sa double formation technique et sociale, il sera à même de déceler les besoins des fellahine, de saisir l’ordre d’urgence des travaux à entreprendre, de convaincre par persuasion sans tâcher pour forcer l’adhésion par l’autorité.

Pareille modernisation de l’agriculture est liée à la restauration des sols organisée en Algérie par arrêté du 7 juillet 1945 selon une méthode originale reprise par de nombreux pays d’Afrique, d’Amérique et d’Asie. Le climat xérothérique favorise le décapage du sol par l’érosion éolienne et hydraulique. Trente-cinq mille hectares sont ainsi dégradés chaque année, cent hectares de terres chaque jour effacés, alors que cinq cents bouches de plus sont à nourrir. Il fallait pour y parer recourir à des moyens qui puissent convaincre les fellahine de l’utilité des plantations de fixation des terres au lieu de les contraindre à les respecter. Il importait de planter des arbres fruitiers qu’ils eussent intérêt à protéger pour en tirer une récolte si possible au bout de quelques années seulement. C’est pourquoi j’avais créé un service indépendant de défense et de restauration des sols responsable du paysanat montagnard adonné à l’arboriculture fruitière, pour appliquer une technique nouvelle. Au lieu de prévenir l’érosion en consolidant le sol attaqué par un boisement forestier exigeant un délai de trente ans et tentant en jeunes pousses pour la dent des caprins des nomades, cette technique consiste à agir sur l’eau qui attaque le sol par sa masse et par sa vitesse en la conduisant dans des rigoles à faible pente creusées selon les courbes de niveau et en édifiant de petits barrages dans les ravins. Ainsi est facilitée l’infiltration de l’eau dans les couches perméables de la terre et le sol en pente est-il transformé en succession de paliers à bordures surélevées, parallèles et distants de quelques mètres sur lesquels sont pratiquées des cultures d’arbres fruitiers, en alternance de figuiers produisant au bout de trois ans et d’oliviers produisant au bout de huit ans. La défense et la restauration des sols revêtent en Algérie un caractère d’impérieuse nécessité. Cinq millions d’hectares y sont à protéger contre les crues qui dénudent les versants des bassins, envasent les barrages et ensablent les ports. Partout où ils ont été effectués, les travaux de défense et de restauration des sols ont arrêté les érosions destructrices, cicatrisé les plaies anciennes, rétabli l’équilibre des terres et causé la reprise de la genèse pédologique qui améliore la valeur des terres, le rendement des récoltes et la situation des fellahine. En la seule année 1946, dix mille hectares avaient été traités, soit l’équivalent des deux tiers de la surface reboisée au cours des cent années précédentes, cinquante mille hectares étaient traités les années suivantes. Ainsi était assurée la prospérité de six cent mille petits exploitants. Mais, en dépit des résultats acquis, l’accélération de la dégradation des sols l’emporte encore sur l’efficacité des mesures prises pour conserver le patrimoine de l’Algérie, où il importe d’appliquer intégralement le plan que j’avais tracé en 1946, et de protéger au moins cinquante mille hectares par an.

La sauvegarde des cultivateurs doit s’accompagner aussi bien d’une sauvegarde des éleveurs qui représentent une proportion importante des musulmans, singulièrement des nomades. C’est dans cette vue que j’avais tracé et mis à exécution en 1945 le plan de construction de cinq établissements frigorifiques sur les hautes plaines dans les zones de transhumance des éleveurs de moutons. Par les années de grandes sécheresses cycliques, ces derniers ont accoutumé de voir fondre les trois quarts de leur troupeau et d’être réduits à la misère, voire à la famine. Pour prévenir ces ruines, les établissements frigorifiques prévus permettaient l’achat des moutons menacés de périr, leur abattage, leur conservation et leur expédition en viande vers les villes. Ainsi les éleveurs recevaient-ils un prix rémunérateur de leurs troupeaux grâce à quoi ils étaient à même de reconstituer leur cheptel et de subsister en attendant la fin de la période de sécheresse. Les travaux de construction des abattoirs frigorifiques commencés en 1947 à Tiaret ont été terminés en 1948. L’établissement n’a pas encore été ouvert, en raison des oppositions soulevées contre le principe d’une chaîne de frigorifiques.

Or la mise en service de cette chaîne est vitale pour la masse des petits et moyens éleveurs d’Algérie. Il reviendra au nouvel Etat de se doter de cet important appareil de stabilisation économique pour l’avantage de ses populations nomades et semi-nomades.

En se constituant en Etat indépendant en accord avec la France, l’Algérie bénéficie de l’importante structure administrative et technique d’un pays occidental. Elle dispose d’une proportion de cadres musulmans pour en conserver l’usage. La France se doit de répondre aux demandes qui lui seront adressées par le gouvernement d’Alger non seulement pour remplacer les cadres qui auront voulu quitter le pays, mais encore pour fournir ceux appelés à occuper les postes nouveaux en création à la faveur des plans d’équipement et d’extension nécessaires. Désormais les relations de la France et de l’Algérie procéderont avant tout de la coopération technique en tirant parti des liens étendus et resserrés par près d’un siècle et demi d’accoutumances. Elles devront s’adapter aux structures nouvelles qui résulteront de l’affirmation de la personnalité algérienne.

Yves Chataigneau

Ambassadeur de France, ancien gouverneur général de l’Algérie.
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