C’était au mois d’octobre de l’année mille-neuf-cent-soixante-quinze, la saison fanée, tissait son giron d’un camaïeu or, rouge-orangé pour séduire la muse, cueilleuse des derniers coquelicots dont l’allure charrie le pré embrasé, suspendu, telle l’échelle du Paradis entre le ciel et l’horizon.
C’était le temps où les hirondelles finissaient leur dernière scène, sapées de robes de soirée noires satinées, gracieusement festonnées de blanc. Elles s’amusaient, usaient et abusaient du souffle créateur, sensiblement confus. Lorsque les abeilles se délassaient après s’être délecté d’élixir de la dernière jouvence florale, les monarques savouraient l’exquise des essences à Djebel El’Ouahch (la montagne des animaux sauvages), appelé « le poumon vert de la ville ».
Nous sommes aux dernières haleines de la saison, déchirées par les coups de vent, trémoussant les faîtes des arbres, dispersant les feuilles telles des rivières flottantes empourprées. Les allées et venues des jeunes ravivaient la vie des artères de la ville, désertées tout l’été par leurs cris, leurs éclats de rire, leurs jeux improvisés et légèreté. Depuis des années, au coin de l’établissement scolaire Frères Abbas, dit « Oued El’Had » où nous étions élèves, la voix de « âmmi » (tonton) Rabah brisait les échos des enfants comme un sursaut matinal. Il venait tous les jours, juste avant huit heures du matin, vendre à vingt centimes le cornet de son « malah wa bnine », à base de fèves ou de pois chiches cuits à la vapeur, assaisonnés de sel et de cumin. C’était le petit en-cas des enfants, chaudement bon.
Par-devant, nous jouions à la marelle et à la corde à sauter. L’odeur de la craie, de l’ardoise, de l’encre, les chuchotements se mêlent aux craquements des feuilles, une scène orchestrée par les coups de bâtons et les cris des enseignants qui semblaient être agacés par les turbulents de la classe. En hiver, la montagne se couvrait de son burnous semblable aux énormes cumulus.
Au mois de mars, toujours, parée de son satin blanc, les chatoiements des astres et du jour la rehaussaient d’une grâce, raffinée de fins reliefs. Pendant les vacances scolaires de printemps, les gens commençaient à monter la montagne très tôt le matin ; nous entendions les cris et les rires des enfants ; nous les voyions de la porte centrale de nos maisons, situées en haut de la rue S de la cité Oued El’Had. T
out en bas, l’oued délimite la frontière entre le quartier et le djebel, d’où découle l’origine de son nom. Ici, les gamins pêchaient la bonne friture, certains s’amusaient avec les têtards dans les marécages, faisaient du scarabée un cerf-volant quand d’autres tentaient de piéger le merle chanteur. Nous longions toujours le vaste domaine de la « roumia » ; il ne faut rien toucher, il y a un chien méchant puis elle est disgracieuse avec une voix rudement masculine, nous dit-on. C’était un lieu paradisiaque.
Nous jouions, nous pique-niquions, nous cueillions des plantes comestibles, tels que tilfaf, harcha, chbate, zarnije, âslouj, chardons, pourpier… Ils sont délicieusement bons et croquants. Vers seize heures, afin de préparer son café aux arômes, ma grand-mère (Allah Yar’ham’ha) – Que Dieu Lui accorde Sa miséricorde – allumait le feu avec quelques racines aromatiques qu’elle avait ramassées au préalable.
Nous revenions chez nous, juste avant le crépuscule, la poitrine aérée, le regard enchanté, le sourire éclatant tel un croissant de lune, les bouquets, les serre-tête en fleurs embellissaient les têtes des fillettes, les fleurettes suspendues à leurs oreilles, accompagnées par le chant des nuées d’oiseaux émerveillées qui s’apprêtaient aussi à regagner leurs nids. Le bonheur plein les yeux et le cœur. Nous étions heureux comme un poisson dans l’eau. Le soir, nos mères préparaient un ragoût avec le pourpier, l’âslouje (liseron), les fèves, les chardons et les cardons. Ainsi, nous passions nos vacances…
Nacéra Tolba