De la violence en général et de la violence coloniale en particulier

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Laurent Dartigues et d’Alain Guillemin

Il est difficile de définir la violence. Difficulté accrue par la diversité des formes de violence qui sont toujours contextualisées. Plus précisément, selon l’époque, les sociétés et les acteurs sociaux les formes de violence et leur appréciation sont sujettes à variation. Ainsi, en Assyrie, dans la Grèce et dans l’Égypte antique, les massacres n’étaient pas stigmatisés et assimilés à des crimes, mais admis comme privilège du vainqueur et expression de la puissance publique (El Kenz, p. 29). La violence des moeurs politiques dans la Rome antique, même sous la République à laquelle il conviendrait de mettre des guillemets, relève du régime courant de résolution des luttes de pouvoir au sein de l’oligarchie des grandes familles romaines. Plus proche de nous, et bien sûr sous forme humoristique, le romancier Camilleri ne souligne-t-il pas que le lupara, fusil de chasse à canon scié, est un “ instrument traditionnel de règlement des conflits au sein de l’économie semi-clandestine sicilienne ” ? (Camilleri, p. 35) De même, les violences au sein de la famille, contre les femmes et les enfants, comme la violence due aux conditions de vie en prison ont été longtemps considérées comme « normales ». Cependant, en suivant Nicole Ramognino, nous voudrions proposer une définition de la violence peut-être provisoire et sujette à révision mais opératoire.

Nicole Ramognino, après avoir distingué la violence d’autres phénomènes qui ne lui sont pas réductibles, tels la contrainte, la force, le conflit et l’agressivité, propose une définition de la violence qui englobant les violences physiques et symboliques, privilégie une approche relationnelle : “ Nous posons qu’il y a violence et arbitraire, (physique ou symbolique) c.a.d attaque pour garder la métaphore guerrière, lorsque un corps subit la violence physique, mais aussi parce qu’il est empêché physiquement et/ou symboliquement de développer ses propriétés (ses compétences, sa normativité) et qu’il ne peut s’approprier l’espace nécessaire au développement de son action sociale ou de ses pratiques ” (Ramognino, pp. 41-42).

Dans cette optique, il convient de préciser à quelles formes de violences sont soumis les colonisés et quels sont les obstacles qui les empêchent de développer leurs compétences dans l’action ou la pratique sociale. Peut-être convient-il à ce niveau de préciser que la « violence coloniale » n’est pas une notion épistémologique, dans le sens où le mot de colonial viendrait désigner une forme de violence proprement coloniale, à nulle autre comparable. La notion désigne une singularité historique, celle des violences au temps colonial. La violence coloniale est plurielle et les formes qui la caractérisent doivent être bien sûr distinguées mais néanmoins articulées, car elles font système.

La première forme de violence est la violence militaire. D’abord celle de la conquête, car c’est par la force des armes que les colonisateurs inaugurent leur entreprise, disposant d’une armée moderne dont la puissance de feu est, assez souvent, sans commune mesure avec l’armement défensif des colonisés. Ensuite celle du maintien de l’ordre lorsque c’est l’armée qui est chargée de cette tâche. Enfin, celle qui se manifeste à l’occasion des guerres de libération coloniale, dans lesquelles le colonisateur ne bénéficie plus au même degré de la supériorité technique de l’armement.

La seconde forme de violence est la violence policière, violence répressive qui conjugue arrestations arbitraires, violences quotidiennes dans des prisons ou des bagnes aux conditions d’hébergement abjectes et pratique de la torture. La violence policière fonctionne d’autant plus efficacement que la colonie est régulée par un statut politique et juridique faisant des colonisés non des citoyens mais des sujets soumis au code de l’indigénat : “ Le régime de l’indigénat, connu aussi sous le nom de code de l’indigénat ou réduit à la simple expression d’indigénat est, parmi les dispositifs juridiques attachés à l’Empire colonial français, celui qui a probablement le plus fortement marqué la mémoire des colonisés. Aujourd’hui encore, on peut trouver, dans le discours des représentants des pays anciennement dominés par la France, l’évocation de l’indigénat pour rappeler l’esprit et les pratiques d’une époque marquée par la violence, l’injustice et l’humiliation ” (Merle, p. 135).

Troisième forme de violence, la violence économique. Certes, on ne peut nier que la colonisation soit source de développement, notamment dans le domaine des infrastructures de communication ou de santé, de l’industrialisation progressive d’une partie de la production, de l’extraction minière. Cependant, cette volonté de développement détruit en partie les structures économiques existantes par “ l’intrusion forcée d’un capitalisme exogène dans un milieu historique hostile, celui de sociétés agraires encore faiblement intégrées dans l’espace marchand ” au profit “ d’un développement capitaliste sur le mode colonial, dont le ressort principal ne pouvait être que la recherche de profits élevés par la croissance prioritaire des secteurs tournés vers les marchés extérieurs ” (Brocheux, Hémery, pp. 117-118). D’ailleurs l’exploitation économique des colonisés repose non seulement sur la mise en place d’un système d’impôts et de taxes très lourd, mais en outre prend souvent la forme d’un travail forcé. En particulier dans les mines et sur les plantations, cette exploitation économique allie sous-rémunérations, conditions de travail dégradantes et violences répétées des cadres européens, relayés d’ailleurs par les hiérarchies intermédiaires indigènes.

Une quatrième forme de violence, trop souvent sous-estimée, est la violence ordinaire, qui est une manière, pour certains colonisateurs, d’affirmer dans le quotidien ce qu’ils estiment être leur supériorité. Elle prend le plus souvent la forme d’injures, de mépris affiché ou de brutalités. Citant un rapport rédigé par le Géneral Tubert, Yves Benot, à propos de l’Algérie, met bien en évidence ces pratiques d’humiliation permanente, ici ou là-bas : “ La commission a d’ailleurs constaté que souvent les Européens répliquent par des termes de mépris, et que le vocable « Sale race ! » résonnait trop fréquemment à l’adresse des indigènes, que ceux-ci n’étaient pas toujours traités, quelque soit leur rang social, avec un minimum d’égards, qu’ils étaient l’objet de moqueries et de vexations ” (Benot, pp 37-38). Dans les cas plus rares où ces brutalités entraînent la mort de « l’indigène », parfois pour des raisons futiles, les coupables sont rarement condamnés en conséquence. Ces « petites violences » par leur caractère répétitif et par ce qu’elles révèlent du sentiment de supériorité des colonisateurs, suscitent une lente accumulation de haine chez le colonisé.

Comme les autres violences, cette violence ordinaire est sous tendue et légitimée, au niveau des représentations, par un discours justificateur de la supériorité des Occidentaux. Comment définir cette dernière forme de violence ?

Le concept de « violence symbolique », forgé par Pierre Bourdieu est le premier qui vient à l’esprit. Pour Pierre Bourdieu, la violence symbolique est “ cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour le penser, et pour se penser, ou, mieux pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la structure de domination, font apparaître cette domination comme naturelle ” ( Bourdieu, p. 204). La valeur heuristique de ce concept est indéniable. Cependant, à la suite de Charlotte Nordmann, nous voudrions en signaler certaines limites. La violence symbolique, qui suggère la dépossession totale des dominés, sauf rares exceptions, sous-estime d’un côté leur capacité critique, de l’autre le rôle de la répression : “ Ce n’est peut-être pas tant l’acceptation par les dominés de la domination qui assure son bon fonctionnement, que la répression ; l’impression qu’il y a peu de contestation de la domination a aussi à voir avec le fait que ces « troubles » sont réprimés violemment et surtout efficacement, de sorte qu’il sont rendus pour ainsi dire invisibles ” (Nordmann, p. 117). Tout pouvoir de domination comporte donc deux éléments indissolublement mêlés, la violence et le consentement.

Il nous semble aussi que le concept de « rhétorique du pouvoir » qu’Immanuel Wallerstein met en avant pour analyser cette prétention des Occidentaux d’être les seuls détenteurs de valeurs universelles peut être de quelque utilité. Selon Wallerstein, quatre arguments de base sont toujours avancés pour justifier les ingérences des « civilisés » dans les zones « non civilisées » : “ la barbarie des autres, le devoir de mettre fin à des pratiques qui violent des valeurs universelles, la défense des innocents face à la cruauté des autres, la nécessité de faciliter la diffusion des idées universelles ” (Wallerstein, pp. 15-16). Si Wallerstein l’emploie pour décrire les discours du « centre », on peut également analyser les rhétoriques ordinaires du pouvoir dont sont porteurs à titre divers les colons européens dans leurs rapports quotidiens avec les indigènes.

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