L’indépendance est maintenant arrachée. Son coût a été très élevé. Elle est le résultat de résistances et d’insurrections ininterrompues depuis 1830. Pourquoi l’Algérie nouvelle se contente-t-elle de comptabiliser uniquement le nombre de morts et de blessés depuis Novembre 1954 ? Nos aïeux étaient-ils moins «martyrs» ?
Il me semble qu’il y a là une injustice intellectuelle et historique à réparer et j’espère que cela se fera dans un avenir proche.
Au moment où l’indépendance était fêtée par le bon peuple en ces jours de juillet 1962, ses dirigeants, hélas, étaient occupés à se faire la guerre pour la course au pouvoir et la liste des morts s’est allongée. Chadli Bendjedid futur Président de la république a célébré la fête ligoté, pieds et poings liés, au fond d’une casemate sentant encore la poudre et le sang.
Benkhedda et son gouvernement provisoire se sont effacés, face à l’armée des frontières qui avait choisi Ben Bella comme porte-étendard. Boudiaf, Krim, Ait Ahmed, Bentobbal, et tant d’autres furent soit arrêtés, soit contraints à la fuite. Ferhat Abbas a compris rapidement qu’il n’était pas à sa place au sein d’un régime qui n’a pas hésité à l’arrêter, à l’emprisonner et à le vouer à l’oubli.
De son côté, Mohamed Khider s’est exilé et placé le «trésor» du FLN, dont il était le gardien « en lieu sûr », puis dans l’escarcelle des opposants au régime. Il a toujours clamé que l’argent appartenait au peuple algérien et qu’il lui serait restitué dès qu’il aura choisi ses dirigeants en toute liberté.
Dans cette ambiance plutôt tendue, les Institutions de la jeune République se mirent progressivement en place en s’appuyant sur l’appareil FLN/ALN qui fut le fer de lance de la lutte de libération. Parmi les anciens de l’ALN, certains se sont départis de la tenue et ont remisé les armes, d’autres ont choisi la vie de caserne. Le FLN fut investi de la tâche de mobilisation du peuple pour les tâches de reconstruction.
Durant les premières années, le discours mettait en exergue « les sacrifices consentis » et stigmatisait les « méfaits » de la colonisation. L’ALN, quant à elle, devenue ANP, Armée Nationale Populaire, eut pour mission d’assurer l’intégrité territoriale et la reconstruction nationale.
Un grand débat, à ce jour, encore d’actualité, impute les dérives actuelles de notre pays à ces premières années de prise de pouvoir, par la violence. Elles avaient brisé l’élan d’une organisation relativement démocratique du FLN.
La folie de la course au pouvoir
La révolution algérienne de 1954/1962 a enfanté de grands hommes, qui ont émergé d’un grand peuple. La folie de la course au pouvoir a détruit l’image des premiers, et cassé les ressorts du second.
Mais comment en est-on arrivé là ?
La prise de pouvoir par Ben Bella, aidé ou incité, aura marqué l’histoire de notre pays qui recouvra son indépendance dans un bain de sang pour une question de pouvoir.
Rappelons que le FLN est né de la grave crise qui provoqua la fin du PPA-MTLD. Il a appelé les élites politiques, toutes tendances confondues à rejoindre le nouveau rassemblement en se soumettant aux conditions du groupe des neutralistes mû par le seul idéal qu’était l’indépendance.
Certains revendiquent un « code moral » qui donnerait la primauté aux dirigeants du 1er Novembre ; pour eux, le ralliement des forces du mouvement national ne les autorisait pas à des postes de direction 1. Les militants du mouvement politique national mis à part ceux demeurés fidèles à Messali Hadj, n’ont rien négocié pour leur adhésion. Leur apport à la guerre de libération, en renforçant les rangs du FLN a été déterminant quelle que soit la sensibilité politique à laquelle ils avaient appartenu (MTLD, UDMA, OULAMA, PCA).
L’unité des rangs des patriotes algériens a suscité admiration auprès des pays amis, et considération auprès de l’opinion internationale en général. L’absence d’une coordination nationale effective ou d’un leadership national organisant la lutte à l’intérieur du pays a cependant pu être comblée par les travaux et décisions du Congrès de la Soummam.
Les luttes pour le pouvoir, exacerbées par des facteurs exogènes, ont fait éclater les décisions des assises de la Soummam du 20 Août 1956 une année après leur tenue. Abane y a perdu même la vie, lui qui a grandement donné un souffle salvateur à la Révolution algérienne. Laquelle s’organise à partir d’août 1957 autour de trois dirigeants influents : Krim Belkacem, Lakhdar Ben Tobbal, Abdelhafidh Boussouf. Il en est ainsi jusqu’en mars 1962 avec la libération des détenus d’Aulnoy, parmi lesquels Ahmed Ben Bella.
Les acteurs politiques de l’époque reconnaissent que le CNRA, le Conseil National de la Révolution Algérienne en tant que parlement du FLN, réuni du 16 décembre 1959 au 18 Janvier 1960 a permis de doter le FLN de statuts, d’institutions provisoires et d’adopter des décisions importantes comme celles de faire rentrer la direction de la Révolution à l’intérieur du pays, ou encore de mettre en place un État-major général (EMG) unifié dont la direction est confiée à Houari Boumediene.
Cependant, la mainmise des trois « B » : Belkacem, Ben Tobbal, Boussouf, demeure la véritable source du pouvoir de décision.
Mais plus pour longtemps.
Les luttes stériles entre frères d’armes les affaiblissent, l’un après l’autre, et laissent le champ libre à d’autres acteurs, attendant leur heure, pour prendre le relais. Ces acteurs sont là où la puissance peut leur ouvrir de grands boulevards pour accéder à leur tour au pouvoir. Ils ont réussi à doter l’armée des frontières d’équipements modernes, à constituer des bataillons, à les entraîner de sorte qu’émerge une force militaire digne d’une armée professionnelle.
Nous sommes aux derniers mois de la guerre d’Algérie, l’une des plus sanglantes du siècle. Les négociations algéro-françaises ont failli capoter suite au rejet par L’Etat-Major Général de certaines dispositions liées à la gestion transitoire du pays après le cessez-le feu.
Pire il est même reproché à Ferhat Abbas de ne pas être ferme avec les négociateurs français et de brader, ainsi, les intérêts de l’Algérie. Cette position singulière de l’état-major affaiblit le Gouvernement Provisoire. C’est dans cet état d’esprit que s’ouvrent les travaux du CNRA à Tripoli (9-27 août 1961).
L’inévitable est arrivé. La crise débouche sur l’éviction de Ferhat Abbas du poste de Président du Gouvernement Provisoire de la Révolution Algérienne. Benyoussef Benkhedda prend la suite dans des conditions qui satisfont l’Etat-Major Général de l’armée algérienne, mais le CNRA n’approuve pas le marché.
C’est toujours la crise au sein de la Direction de la révolution ; et dans les maquis de l’intérieur du pays, c’est toujours la guerre.
Benkhedda tenta bien de renforcer sa légitimité en se rapprochant des puissants du moment, Boumediene et son état-major. L’objectif était surtout de réduire l’hégémonie des trois »B» sur la direction de la révolution, GPRA et CNRA compris. « Si tu es un homme, liquide le trio et l’armée sera avec toi » lui demanda Boumediene.
A chacun ses calculs. Au final, Le GPRA ne gouvernait vraiment plus, Benkhedda n’ayant pas de soutien décisif, l’EMG, se renforçait de plus en plus au détriment des trois « B», Belkacem, Ben Tobbal, Boussouf dont la fin de mission était proche. Il ne manque à l’Etat-Major Général que le porte étendard politique pour prendre les rênes du pouvoir en lieu et place des institutions mises en place par le FLN lors de ses différentes assises, de la Soummam, du Caire et de Tripoli. L’intention d’en référer aux historiques détenus au château d’Aulnoy pour la mise en place d’une nouvelle direction de la Révolution dont l’ALN des frontières serait le corps est prise en décembre 1961.
Missionné par l’Etat-major, en février 1962, Abdelaziz Bouteflika rendit visite aux historiques en détention auxquels il fit part du projet de reconstruction d’une nouvelle Direction à un mois du cessez-le-feu, à cinq mois de l’indépendance. Ben Bella accepta de se joindre à l’état-major.
Libérés dès la signature du cessez-le feu le 18 mars 1962, Ben Bella profita des dissensions au sein du GPRA et de l’appui de l’état-major pour imposer le remplacement du GPRA par un Bureau Politique et s’installer en position de chef suprême de la Révolution à l’orée du recouvrement de l’indépendance.
Lors de la session (inachevée) du congrès de Tripoli du 28 mai 1962, Ben Bella opta pour la constitution d’un Bureau politique excluant les précédents dirigeants du FLN, Krim Belkacem, Abdelhafidh Boussouf, Lakhdar Ben Tobbal, Ben khedda, Ferhat Abbas,…Un affrontement entre dirigeants, en cette nuit du 6 au 7 juin 1962, inaugura l’ère des désillusions, prélude à tant de dérives et de divisions…
C’est ainsi que prennent naissance les groupes de Tlemcen autour de Ben Bella conforté par l’appui de l’Etat-major Général de l’ALN, des Wilayas 1,5 et 6 et une partie de la Wilaya 2 et celui de Tizi Ouzou construit autour de Krim Belkacem, Mohamed Boudiaf et Benyoussef Benkhedda soutenu par les wilayas 2, 3, 4, la Zone autonome d’Alger (mais pas en totalité) et les Fédérations FLN de France, de Tunisie et du Maroc.
C’est la période tragique de l’été 1962 au cours de laquelle les maquisards de l’ALN durent s’affronter entre eux. Beaucoup y laissèrent leurs illusions et d’autres leurs vies. C’est la fin
du FLN historique qui avait rassemblé autour de sa bannière l’ensemble des tendances qui composaient le mouvement politique national.
L’ère Ben Bella s’ouvre ainsi que celle du Parti unique décidé lors de la dernière session bâclée du CNRA du 28 mai 1962 à Tripoli.
Sources
(1) Voir différentes déclarations d’Ahmed BenBella rapportées par lui-même dans le journal Le monde. Voir L’indépendance confisquée ; de Ferhat Abbas chapitre V p.175. (Ed. Flammarion)
(2) « Mémoires (non encore édités) de Lakhdar Ben Tobbal, Les velléités dirigistes de Nasser contre la révolution algérienne’, par Daho Djerbal, El Watan du 23 août 2010
(1) Mahfoud Bennoune et Ali El Kenz, Le hasard et l’histoire. Entretiens avec Belaïd Abdesslam. Alger : ENAL, 1990, t. I, p. 179
Karim Younes
De la Numidie à l’Algérie, Grandeurs et Ruptures. Casbah Editions,2013,pages 334 à 338