II est des thèmes qu’il n’est vraiment pas utile d’aborder si les arguments présentés ne découlent pas d’une expérience personnelle. Une expérience qui permet de les éclairer de l’intérieur.
La lutte idéologique dans les pays colonisés compte parmi ces questions. Le lecteur ne s’étonnera pas alors de se trouver devant un écrivain qui traite un tel thème à partir d’un jugement que lui trace sa propre expérience avec tout ce qu’elle implique comme détails de sa vie personnelle. Il n’est pas nécessaire d’évoquer ici les raisons de cette attitude de l’écrivain dans les pays colonisés. Cela mènerait, en effet, à un long propos sur la situation dans ces pays et sur leurs fondements intellectuels. Ce sujet sera peut-être abordé, du moins en partie, au cours de cette étude.
II suffit néanmoins de dire dans cet avant-propos que l’écrivain est acculé à une telle attitude. La nature du sujet l’y oblige, plus particulièrement lorsque des conditions difficiles le forcent à défendre ses idées au cours d’une période déterminée. Alors que la lutte idéologique franchit une étape particulière, à l’instar de ce qui se passe dans les pays colonisés où, trop souvent, on ignore ce combat bien qu’il se déroule à l’intérieur des frontières et qu’ensuite ils en constituent, eux-mêmes, l’enjeu.
Il y a d’une part cet aspect. De l’autre, nous relevons comment, à l’extérieur, l’auteur progressiste[1] ignore de son côté cette lutte : nous constatons, à titre d’exemple, comment, en participant au combat contre le colonialisme aux côtés des colonisés, son action se limite exclusivement au seul domaine politique. Il se retire et s’en lave les mains dès que ce combat prend l’allure d’une lutte idéologique, comme s’il n’en avait cure, ennuyé par sa nouvelle tournure. Il pense, en d’autres termes, que l’homme colonisé a le droit de se défendre tant que cette défense se limite strictement au champ politique, mais, une fois transposée au domaine des idées, il estime que cet homme a mis son nez dans un champ auquel il n’a pas droit.
Il est possible d’expliquer une telle situation par la lourde chape de l’opacité qui couvre la lutte idéologique dans les pays colonisés ; ce qui place les autochtones à l’intérieur et les auteurs progressistes à l’extérieur dans l’incapacité de saisir ses contours. Néanmoins, l’expérience montre que parfois, cette ignorance peut être, d’une façon ou d’une autre, une simple parodie, le fruit d’une simulation. Par ailleurs, les dirigeants politiques nationalistes dans les pays colonisés adoptent dans la bataille des idées – pour des raisons déterminées – une attitude neutre ou négative, voire hostile.
En dehors des pays colonisés, l’écrivain progressiste adopte, pour sa part, une position similaire alors que, engageant le combat contre le colonialisme, il se range aux côtés de ce même colonialisme dès que cette bataille revêt un aspect idéologique.
En analysant cette attitude étrange, l’on arrive à déduire que l’auteur progressiste est contraint, dans une telle bataille, à répondre à des considérations qui lui sont inculquées ou que son comportement découle dans ce domaine de complexes hérités. Dans les deux cas, son attitude à l’égard de la lutte idéologique dans les pays colonisés est une attitude au pire hostile, neutre au mieux. Si bien que lorsqu’un écrivain originaire de ces pays présente un livre pour l’éditer, l’auteur progressiste lui consacre trois ou quatre lignes dans son journal pour l’annoncer en ces termes : « Un livre dont l’auteur a adopté une position qui va à l’encontre de la position défendue par les partis nationalistes. »
Si l’on imagine que ce journal est distribué à grande échelle dans les pays colonisés où se déroule justement la lutte idéologique, on mesure alors l’impact de cette phrase lourde d’ambiguïté sur le sort de l’œuvre. Cela est d’autant plus perceptible lorsque le journal concerné, abondant dans cette même ligne après sa parution, publie, par exemple, la liste des « meilleures ventes du mois » en passant complètement sous silence l’œuvre en question[2]. Nous assistons ainsi à d’aussi étranges concordances entre les positions de certains écrivains progressistes et les plans élaborés par le colonialisme. La suspicion et le doute s’emparent alors de tous ceux qui assistent à ces coïncidences suspectes au point de se demander : « S’agit-il d’un simple hasard des choses ou, au contraire, d’une action concertée qui porte l’estampille de la lutte idéologique dans sa forme la plus obscure ? »
Quoi qu’il en soit, l’étude de cet aspect du problème n’est pas l’objet de notre essai ici puisqu’il est nécessaire, en l’abordant, de prendre en considération les données propres à la personnalité progressiste et les particularités qui lui sont inhérentes, ce qui n’entre pas en ligne de compte dans notre étude. Mais il n’est nullement vain de rappeler aux lecteurs quelques détails sur ce qu’on peut convenir d’appeler « la littérature progressiste » sans ignorer toutefois le combat de ses tenants et leur vive réaction face à la répression pratiquée en Algérie ou en Afrique du Sud, à titre d’exemple.
En Algérie, nous avons vu comment l’auteur progressiste a tenu un rôle appréciable lorsqu’il a mis à nu la barbarie du colonialisme dans ce pays colonisé et comment il l’avait portée à la connaissance de l’opinion publique mondiale.
Une telle constatation ne fait paradoxalement qu’accentuer l’ambiguïté et animer le trouble né de son mutisme face à certains crimes colonialistes, alors qu’en général, des méfaits de moindre degré soulèvent son ressentiment. Son attitude nous plonge dans la stupéfaction devant des faits chargés de significations : nous avons vu par exemple, voilà une année, comment la presse, même dans les pays arabes, a présenté une tragédie survenue en Algérie sous le titre : « Enlèvement d’un grand traître en Algérie ». Elle a rapporté par cette information, reprise au demeurant d’une agence de presse américaine, le drame douloureux et le crime impardonnable perpétré par le colonialisme contre la personne vénérée de cheikh Larbi Tebessi, victime à Alger d’un odieux rapt commis par l’organisation de la « Main Rouge[3]», pour disparaître à jamais.
Celui qui a suivi les informations en rapport avec ce drame verra qu’il a parcouru dans les journaux l’information insidieuse sur l’enlèvement du « grand traître » en deux lignes, puis une mise au point de trois lignes qui intervient une semaine après.
Le rattrapage était en outre si tempéré et tellement dénué de vigueur qu’il n’a pas dissipé, loin s’en faut l’équivoque indélébile gravée dans les esprits. Comme si la main qui a rédigé la mise au point était une consœur de la main qui a rédigé l’information une première fois sur l’enlèvement et une collègue de celle qui a commis le kidnapping.
Notons ainsi comment trois lignes souillent un nom respectable, suivies de deux lignes pour une mise au point suspecte…
Puis la nuit baisse définitivement le rideau de son épaisse obscurité sur le drame de ce martyr, qui a lutté contre le colonialisme trente ans de sa vie durant.
La presse progressiste, de droite ou de gauche, s’est réfugiée dans le mutisme alors qu’elle s’est âprement déchaînée lorsque un cardinal avait été arrêté et jugé.
Arrive ensuite le tour d’un autre personnage, le journaliste Henri Alleg en l’occurrence, qui fait son apparition. Interpellé par la même « Main Rouge » qui a enlevé cheikh Larbi Tebessi, il a subi le supplice des mains des mêmes tortionnaires. Mais lui est toujours vivant et s’est même permis de publier un livre sur la torture qu’il a endurée et son livre a été diffusé en millions d’exemplaires dans un seul pays, la Grande-Bretagne. La presse progressiste a largement fait écho de son cas et de son ouvrage. Les Etats-Unis l’ont présenté lors d’une exposition de livres organisée à Moscou durant le mois d’août 1959. Et dire que c’est l’œuvre d’un écrivain communiste[4] !
Celui qui s’intéresse à de pareilles questions n’est-il pas en bon droit de se demander s’il s’agit vraiment de simples concours de circonstances ? Ou bien s’agit-il, en fait, de tentatives organisées pour atteindre des desseins précis ? Autrement dit, ne s’agit-il pas de concours de circonstances ordonnées et liées à la lutte idéologique ?
Témoigner de la sympathie pour un homme arrêté et torturé est un devoir. De même qu’il est nécessaire de compatir à tout drame humain. C’est cependant un devoir aussi que de s’attacher à la liberté de pensée même devant la mort, en dépit de la peur qu’elle provoque.
De tels détails peuvent se manifester sous différentes formes relevées dans les positions qu’adopte l’auteur progressiste à des niveaux différents.
Je garde toujours présent à l’esprit l’étonnement que la lecture d’un livre a suscité en moi, et c’est peut-être l’une de mes lectures les plus utiles. J’ai minutieusement suivi l’idée de l’auteur. En plusieurs endroits et plus d’une fois, j’ai relevé des similitudes irréfutables entre ses idées et celles que j’ai moi-même exprimées dans un livre que j’avais publié quelque temps auparavant.
La surprise m’est venue au fil de la lecture du fait que l’auteur progressiste n’a pas évoqué – fût-ce une seule fois – mon livre, même lorsque la parfaite similitude de nos vues ne pouvait être expliquée par la simple coïncidence. Bien plus, je le voyais recourir dans pareils cas aux détours et aux formules obliques pour exprimer une idée identique. Il utilisait des termes différents qu’il enchaînait ensuite d’un commentaire, en écrivant à titre d’exemple :« Il est de trop et il est superflu de dire ceci et cela…», comme s’il tentait par un tel commentaire biaisé de faire croire que cette ressemblance des idées découle de la nature des choses et d’éloigner ainsi de l’esprit du lecteur toute interrogation sur ce point.
Ainsi, il n’est pas nécessaire de citer un écrivain originaire d’un pays colonisé lorsqu’on emprunte une de ses idées, puisqu’il s’agit de quelque chose de substituable au regard du commentaire formulé par l’écrivain progressiste qui s’en est servi. Dans un autre contexte, il n’utilisait pas un tel commentaire mais changeait seulement de vocable pour exprimer la même idée : par exemple j’ai parlé de peuples afro-asiatiques et je les ai décrits comme constituant « la classe prolétaire dans le monde », l’auteur progressiste a modifié cette formulation par une expression qui a donné : « La classe prolétaire mondiale ».
A la lumière de ce qui précède, il n’est pas dans mon intention, néanmoins, d’émettre un jugement généralisé au sujet de la littérature progressiste et des auteurs progressistes. Nous relevons dans l’expression de leurs positions en Europe la probité des idées, l’intégrité morale, le courage et la grandeur d’âme. Des qualités qui forcent le respect de tout être respectable. Cela dit, il est de notre devoir également, dans cet avant-propos, d’attirer l’attention du lecteur non averti et dépourvu de toute expérience sur certains aspects non connus de la lutte idéologique dans les pays colonisés.
[1] Il est peut-être nécessaire d’attirer d’emblée l’attention du lecteur sur le sens accordé au terme littérature progressiste, abordé en plusieurs endroits dans cette étude : notre intérêt porte sur la littérature parue au sein de certains milieux intellectuels dans les pays européens et incarnée en France par des auteurs d’obédiences politiques différentes comme Mauriac, de droite, et Sartre ou Francis Jeanson, de gauche. Malek Bennabi, El Maadi, le Caire le 2 mai 1960.
[2] Bennabi relate ici une expérience qu’il a personnellement vécue. (N.d.T.)
[3] L’inventeur de la « Main Rouge », pure invention du SDECE, est le général Grossin, placé sous la direction de Constantin Melnik et sous la responsabilité du Premier ministre Michel Debré. A ce sujet, voir Un espion dans le siècle, Pion, 1994, de Constantin Melnik. (N.d. T.)
[4] Il s’agit de son livre La Question. L’ouvrage a été largement médiatisé en Occident et a valu à son auteur Henri Alleg une notoriété internationale débordante. Alleg, ancien directeur du quotidien communiste Alger-Républicain, qui a reparu d’une façon éphémère à Alger avant de changer de titre, s’intéresse toujours au monde des idées en Algérie. (N.d. T.)