Hommage à François Maspero qui nous a quitté

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François Maspero est décédé samedi dernier. Ci-joint deux articles :

1-      Celui de Mohammed Yefsah

2-      Celui d’Aymeric Monville

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Le maquisard au fusil chargé d’encre.

Mohammed Yefsah

Le maquisard au fusil chargé d'encre... | Mohammed Yefsah

C’est qui ce gaillard discret, à distance de la foule, avec son pull sombre délavé ? Un ancien boxeur ? Aux grincements furtifs de ses dents par timidité et aux lancements de son regard bleu-clair pour capter les mouvements, on dirait qu’il se prépare pour un combat. A son âge ?! Les traits du front se serrent, puis se relâchent… C’est François Maspero, boxeur d’un autre genre: éditeur hier, écrivain aujourd’hui, engagé toujours, présent à Lyon lors de l’inauguration de l’exposition qui lui est consacrée

Hommage à l’homme d’engagement
«François Maspero et les paysages humains », un seul et même titre pour deux objets : une exposition et un livre qui retracent les multiples parcours et combats de cet homme en tant que libraire et éditeur, puis traducteur, essayiste et écrivain. L’hommage lui a été rendu à l’occasion du demi-siècle de la sortie du premier livre de sa maison d’édition, La Guerre d’Espagne de Pietro Nenni. Tout un programme !

Le livre est riche d’une quinzaine de contributions, dont celles de l’écrivain Patrick Chamoiseau, du cinéaste Abdenour Zahzah, de la traductrice Frachita Gonzalez Batlle, de l’éditeur Eric Hazan. Il reprend également des préfaces faites par Maspero pour divers auteurs, des extraits de poésies, quelques entretiens qu’il a donnés auparavant, le catalogue de son ancienne édition et des photos, affiches comprises. Sur la couverture rouge de l’ouvrage est collée une photo, en noir et blanc, de Maspero marchant sur un sentier au milieu d’une forêt. Cette image illustre bien l’homme Maspero : un arpenteur de la jungle de l’humanité, portant sur ses pas l’espoir d’un autre monde, l’utopie partagée.

Par l’exposition et le livre, les concepteurs ont voulu rendre hommage à «l’un des écrivains et chroniqueurs contemporains qui portent lucidement comme une blessure, le chant inachevé de nos espérances». C’est un hommage pluriel pour un homme qui a toujours revendiqué le travail collectif et qui refuse l’éloge. L’inachevé en effet reflète l’esprit du livre qui se veut regard porté sur le présent, non pas nostalgie d’une époque. Maspero est resté fidèle à ses rêves et ses espérances, à une époque où la majorité de l’élite s’est engouffrée dans la gueule du loup néolibérale. Il traîne encore à ses semelles les traversées du temps qu’il sème par bouts sur son chemin, tandis que d’autres écrasent leur passé avec leurs sabots et crient au triomphe avec les vainqueurs du moment.

La «fidélité Maspero: une présence au monde et aux autres en forme d’alerte inquiète et soucieuse, dans l’espoir d’éviter de nouvelles catastrophes. Et de cette présence, la question coloniale est l’épreuve cardinale, entendue au sens large comme refus des civilisations prétendues supérieures et des oppressions supposées libératrices», pense Edwy Plenel. Ce dernier évoque deux personnages, Péguy et Maspero, séparés par le temps mais liés par le métier du libraire-éditeur engagé: Péguy défenseur de Dreyfus et Maspero partisan de l’indépendance algérienne.

Combats du libraire-éditeur
Le jeune Maspero débute, à Paris, dans le monde du livre comme libraire en ouvrantL’Escalier , puis en reprenant deux ans plus tard La Joie de Lire, en 1957. En 1959, il lance la maison d’édition qui porte son propre nom. Artisan du livre, partisan des luttes: deux définitions indissociablement mêlées d’un homme engagé dans le combat des sans-voix; travailleurs et paysans, femmes et minorités, colonisés et progressistes du monde entier.

C’est donc en pleine guerre de libération nationale algérienne que la librairie La Joie de Lire et les éditions Maspero sont nées, pour devenir le lieu où le bruissement des voix discordantes émerge. Il donnera la parole aux colonisés -une injure en soi pour les acharnés de la colonisation -, et à ceux qui refusent la guerre au cœur même de la France. Alors que l’Etat français mène sa guerre de pacification et que le parlement a déjà voté les pleins pouvoirs à Guy Mollet, Maspero dévoile la face cachée du conflit avec son lot de tortures, de destructions et de massacres perpétrés par l’armée française.

Il faut saisir qu’à l’époque l’idée de «l’Algérie française» était dominante, exprimée à haute voix ou pensée en silence. Dans l’autre camp, ils n’étaient pas des milliers, mais l’histoire retiendra leur justesse et leur humanité. L’engagement de Maspero pour l’émancipation du peuple algérien ne fut pas de tout repos; il dut faire face aux menaces et sabotages; La Joie de lire a été plastiquée à plusieurs reprises par l’extrême droite, des livres saisis par l’Etat en pleine imprimerie, suivis de procès. Mais Maspero est de cette espèce d’homme têtu – il aurait fallu un cran d’entêtement- qui a su résister aux pressions du pouvoir et à la menace des partisans acharnés de la colonisation. Il a fallu alors compter sur la solidarité, être vigilant, monter la garde, faire face aux coûts matériels des livres saisis et aux frais de condamnations de la justice.

Anticolonialiste résolu, Maspero avait aussi l’œil jeté ailleurs – loin de Paris ou d’une France qui se croyait peut-être le centre du monde – sur d’autres Continents qui tremblaient aux cris des opprimés. Il ouvre sa porte aux luttes d’ailleurs, de Cuba à l’Afrique, en passant par les expériences des pays de l’Est loin du «socialisme réel», par les combats des noirs américains, des femmes, des minorités, jusqu’aux diverses résistances au système capitaliste, sans pour autant oublier la France.

L’exposition sous la direction de Bruno Guichard rend parfaitement compte de la diversité de ces engagements à travers l’intitulé des panneaux: «Algérie», «Cuba si», «Vietnam», «Palestine», «La longue marche des Noirs américains vers l’égalité», «Les années 68» et d’autres aux titres non moins évocateurs. «De juin 1959 à mai 1982, la maison d’édition Maspero a publié environ mille trois cent cinquante titres, dans près d’une trentaine de collections, ainsi qu’une dizaine de revues», rappelle l’historien Julien Hage. L’éditeur a publié des livres qui se révéleront des œuvres majeures, tel Les damnés de la terre de Frantz Fanon (préfacé par J.P Sartre) dont les travaux inspirent les théories actuelles du postcolonialisme dans les sciences humaines.

L’écrivain de la mémoire

Le maquisard au fusil chargé d'encre... | Mohammed Yefsah

François Maspero

Mais malheureusement l’aventure de l’édition s’arrête après presque trois décennies d’existence. Maspero lassé, épuisé et harassé de tant d’injures, vend son catalogue, pour un franc symbolique, à la nouvelle édition La Découverte . Le contexte politique et économique a changé, car le livre ne joue plus alors le rôle d’information que les grands médias, télés et journaux, ont déjà accaparé. Maspero jette ainsi les clefs de l’arsenal, ce qui lui sera reproché, mais sans rendre les armes.

Il commence alors à se consacrer réellement à ses propres écrits, romans et essais.Balkans-Transit, Les Passagers du Roissy-Express, Paris bout du monde, Che Guevarasont les quelques essais que Maspero a écrits, en compagnie de photographes. Ces œuvres poursuivent les préoccupations politiques de Maspero et son engagement, son intérêt pour la photo et son amour du travail collectif. Les abeilles & la guêpe , qui brouille les modes génériques -ni roman, ni mémoires, ni autobiographie-, dévoile un Maspero obsédé par la question de la mémoire. Le narrateur y questionne les grandeurs et les lâchetés de l’être humain, à travers les tragédies de l’Histoire.

Cette question de la mémoire revient souvent dans les romans de Maspero où il suggère que l’homme devrait connaitre le passé pour éviter le pire. «L’Homme est un animal historique», avait-il d’ailleurs écrit un jour dans un devoir de philosophie au lycée. Maspero, qui a perdu son père dans le camp de concentration de Buchenwald, son frère dans la résistance et vécu le retour de sa mère de la déportation au camp de Ravensbrück, exige d’être «du côté de la vie». Et l’écriture donne un peu de sens à la vie.

De son premier roman, Le Sourire du chat , au dernier, Des saisons au bord de la mer , le romancier montre une écriture exigeante, fluide, qui lie l’antérieur au présent. Les personnages de ses récits même s’ils se cachent derrière la chronologie, plantés dans le passé, sont toujours parmi-nous, comme des spectres qui hantent le réel. «Sa mémoire, surtout quand elle remonte si loin, vibre d’un grand et lancinant bourdonnement d’images, de sons, d’odeurs. Tout est net, tantôt sombre, tantôt vif et coloré, et tout est à la fois totalement présent et totalement intemporel», avoue le romancier-narrateur dans son dernier roman.

Maspero est par ailleurs un infatigable traducteur. Il a porté de l’italien, de l’anglais et de l’espagnol vers le français pas moins de soixante-dix ouvrages. C’est lui qui fera connaitre en langue française Luis Sepúlveda par son roman Le Vieux qui lisait des romans d’amour , Carlos Ruiz Zafón par L’Ombre du vent et d’autres romanciers du monde entier.

Quelle que soit la forme choisie tout au long de son parcours inachevé, Maspero est de ces hommes qui ont décidé et pris la responsabilité de ne pas se taire; le silence peut être une marque de complicité, il est parfois même criminel face aux crimes des dominants. C’est cela aussi la leçon philosophique de la vie de Maspero, un nom dont l’écho résonne encore, comme les battements d’ailes discrets et fragiles du papillon, dans un monde assourdi par la négation de l’utopie. Et la fragilité n’est point signe de faiblesse, elle est l’espoir qui jaillit de l’amour de la vie, elle est le clin d’œil sarcastique face aux bourreaux, l’écho de la liberté, l’entêtement salvateur, l’élan de la vie face à la mort: «Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe. Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué », écrit-il dans Les abeilles & la guêpe.

Le livre consacré à Maspero retrace un parcours aux mille sentiers d’un seul et même chemin, et se lit comme un roman. Il est rare que ce genre d’ouvrages dégage tant d’émotion, de savoir et de sensibilité. L’ensemble, exposition et bouquin, confère au titre toute sa dimension. « François Maspero et les paysages humains », clin d’œil au recueil poétique de Nazim Hikmet, est une œuvre à lire, à (a)voir, sur cet homme debout qui déroute par sa modestie et son sourire…


François Maspero et les paysages humains

Livre, Coédition. A Plus d’un titre/La fosse aux ours
336 p., 20 €.


Mohammed Yefsah
(22/01/2010)


Les deux morts de François Maspero

(hommage corporatiste)

Aymeric Monville, 14 avril 2015

Il savait que l’histoire est tragique ou, comme disait sobrement de lui Chris Marker, que les mots ont un sens.

Maspero restera cet homme dont la Gestapo a broyé toute la famille et l’a laissé en vie, par une ironie sadique, à douze ans, seul avec cette lumière du jour qui n’allait plus jamais avoir la même splendeur. Il fut ce héros malgré lui, qui eût aimé une vie obscure au fond de sa petite librairie et s’est retrouvé à devoir la défendre, les armes à la main, contre les tueurs de l’OAS. Cet homme qui, au milieu du chemin de sa vie, a vu s’écrouler le château de cartes de ses espérances, et a manqué jusqu’à son suicide. Ce n’était pas la faillite de César Birotteau, c’était la faillite d’une politique. Peut-être celle d’un certain gauchisme, mais qui ne manquait pas de panache.

Et c’est cet homme qui a dû tout reconstruire, dans les livres encore, mais en les écrivant.

La littérature est la grande victoire des perdants. Les grands écrivains sont des politiques ratés. Le contraire est également vrai.

Dans le film qui vient de lui être consacré, François Maspero, les chemins de la liberté, il égrenait encore avec malice quelques devises frappées au coin d’un désespoir serein : « De défaite en défaite, jusqu’à la victoire finale » (Victor Serge), « No hay camino, hay que caminar » (Machado). Et puis l’image qu’il a reprise pour son plus beau livre, Les Abeilles et la Guêpe, souvenir de Jean Paulhan évoquant la Résistance : « Tu peux serrer une abeille dans ta main jusqu’à ce qu’elle étouffe, elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué, c’est peu de chose, mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeille. » La droite n’a pas le monopole des kamikazes.

« Editeur et écrivain », ont insisté les journaux bourgeois dans leur nécrologie, préparée ou pas. Comme si le second embellissait ou excusait le premier métier, qui sent par trop la roture et le labeur. C’est à peine si l’on mentionne le fait que Maspero était aussi et d’abord libraire, et que c’est à ce poste qu’il a montré le plus de courage.

Mais laissons là les casquettes. Tout travail est un bagne, mais toute lutte est belle. Et l’on ne doit être jugé que par ses pairs. Les camarades ne se jugent que sur leur capacité à lutter, où qu’ils soient.

A l’époque de sa première mort, celle de lui comme éditeur, la police italienne orchestrait le faux suicide de son confrère Giangiacomo Feltrinelli.

Personne n’a cru à la thèse de Feltrinelli éprouvant le besoin subit de poser une bombe sur une voie de chemin de fer et succombant à une fausse manip. Chaque livre à publier était déjà une bombe.

Ou alors on fait mal son métier.

 Aymeric Monville, 14 avril 2015

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