Auteur : Aïcha Lemsine.
Titre : La chrysalide.
Editions des femmes du MLF. 277p/ 1977.
Première approche.
Si à partir du second chapitre, la narration de la « Chrysalide » suit le cours d’une chronologie non accidentée, respectée, balisée de dateurs néanmoins nécessaires aux repères du lecteur, hormis les quelques digressions pour rappeler l’origine lointaine de certains faits, le premier chapitre est une anticipation, autrement dit une prolepse.
Le chapitre premier s’ouvre sur l’époque où Si-Mokrane époux de Khadidja se prépare à prendre une quatrième épouse prénommée Zina. Mariage arrangé sous l’insistance de Si- El- Hadj –Etajer, le marieur.
Le chapitre premier est une sorte de prologue, un organe vital arraché au corps du texte est présenté en exergue cardinal. La question qui se pose est la suivante : la fonction d’exergue s’associe-t-il à la fonction d’incipit ou le disqualifie-t-elle pour l’accorder au second chapitre ? Je répondrai à la question dans l’ouvrage que je prépare. Considérons pour l’instant le premier chapitre comme incipit.
La scène présente Khadidja, première épouse et, Akila la troisième – la seconde, Ouarda, étant morte en couche ainsi que ses deux nouveaux nés – discutant dans la cours de la demeure d’une stratégie visant à empêcher les nouvelles épousailles de l’époux commun Si-Mokhtar; empêcher l’arrivée de zina et l’arrivée de toute autre femme qu’elle au sein de la famille.
L’incipit est anticipatif dans le souci de décrire d’une part, la précarité de l’entour du lieu de vie et d’autre part, de nous mener de plain-pied à l’intérieur de la maison, centre de l’intimité et de l’intime. Le calme qui y règne est soudainement rompu par un crescendo : « De cette torpeur d’un crépuscule tiède de l’été jaillit un cri… » [p9] « Les gémissements devenaient plaintes sortant de l’une de ces maisons en lancinantes mélopées. Soudain le cri encore !…Il devint hurlement !… » [p10]
« De l’une de ces maisons » nous informe que nous sommes dans une agglomération.
C’est par la précarité du lieu décrit, par le hurlement troublant le silence que le pacte de lecture est signé. Pacte que le titre « La chrysalide » ne propose pas d’emblée, puisqu’il est antériorisé au moment où Faïza découvre Alger à l’indépendance. Nous retrouverons le terme de « Chrysalide » en page [ 169][ch12] attribué à Faïza, l’aînée de Akila qui, après quatre de mariage, n’ayant conçu que des filles déçoit les attentes de de Si Mokrane désireux d’enfants mâles.
« Là-bas, dans le cœur de la grande ville, les yeux découvrent… Telle une chrysalide sortant de son cocon de soie, Faïza se lovait avec délice dans son nouveau milieu. [p169]
L’auteure procède à une subtile interversion. Le titre est convoqué en analepse au sens grammatical et littéraire du terme, alors que la scène constituant le chapitre premier doit se trouver vers le milieu du récit.
Ainsi, la proplepse pose en évidence le thème principal : La polygamie, dont l’anathème est finement résumé par : « Lui aussi est atteint par le mal de la preuve par quatre. »[p233]
« Comme si elle crachait avec mépris sur ceux qui éprouvaient le besoin de prouver leur virilité dans la folie de la collection des épouses.. »[p233]
Le tour par l’homophonie allusive entre « mal » et « mâle » est joué grâce au terme « virilité ». Le mal fait par le mâle à la femme au nom de sa virilité.
La prolepse, par la description de la précarité du lieu et en initiant le thème de la polygamie laisse émerger clairement par dénotation, la précarité du statut de la femme en situation de polygamie de l’époux.
Aicha Lemsine fait adhérer le lecteur au pacte de lecture par le truchement d’une prolepse contenue dans le chapitre premier parmi les plus brefs, pour une authentique et immédiate immersion dans l’atmosphère et les éléments de l’intrigue. Une accroche, judicieuse, un seuil du texte par une porte dérobée, une intrusion dans l’intimité du lieu et l’intime de deux femmes solidaires, volontaires pour constituer un front.
Le chapitre deux, jubilatoire, euphorique contrairement au premier hystérique et dysphorique, nous renseigne sur Khadidja âgée de 23 ans, plus jeune de quatre ans que Akila, la troisième épouse. Il entame le parcours d’une femme à travers deux époques : la colonisation et l’indépendance. Khadidja, connaît deux particules et un qualifiant tout au long de l’histoire : Khadidja, Lala Khadidja et Mà Khadidja rythmant son statut, son âge et ses attributions au sein de la famille. Quant au qualifiant, il s’agit de « l’indomptable Khadidja. »
Respectueuse, compréhensive, généreuse, secourable, amie, mentor et consolatrice des autres épouses de Si-Mokhtar, Khadidja est une femme intelligente. Or l’intelligence est tout à la fois rebelle et noble. Khadidja est indomptable par son intelligence rebelle et noble. Elle refuse de se soumettre à l’illogique, à l’injuste en rappelant et en revendiquant la raison et la justice avec noblesse.
Khadidja est aussi la mémoire d’une communauté et d’un combat ayant apporté ses fruits. Coextensif de la lutte armée, le combat de khadidja réussit à libérer les esprits encalminés dans des traditions antédiluviennes à l’avènement de l’indépendance. Sa victoire se nomme Faïza, prénom on ne peut plus symbolique, fille de Akila troisième épouse de Si-Mokhtar. Si-Mokhtar, le chevalier ténébreux invaincu sur les principes n’est cependant pas invincible, puisqu’il avoue par son comportement – son acceptation d’une situation autrement inadmissible par les coutumes- l’influence effective mais discrète de sa première épouse Khadidja. Si-Mokhtar, l’époux intransigeant est une autre victoire de Khadidja.
Enceinte, avant son mariage, de son futur époux Fayçal, Faïza est protégée par son grand-père. Le village ne récrimine pas.
Deux décolonisations sont réussies, le pays et les esprits.
Fayçal, – celui qui fait la différence- meurt dans un accident de voiture alors qu’il se rendait au village pour demander la main de Faïza et hâter la date des noces. Il meurt tel un combattant de la liberté, pour que le combat de Khadidja par le truchement de Faïza aboutisse.
Faïza conserve son enfant fruit de l’amour comme l’Algérie amour des algériens est conservée par ses légitimes enfants. Mais le fruit de l’amour revendique sa part de sacrifice.
Ce n’est qu’à la fin du roman que nous savons que le village sans nom se situe à deux heures trente de la capitale Alger. Seul un toponyme et un indicateur cardinal, le sud, d’où vient Khadidja, sont cités tout au long du texte.
« Khadidja avait quitté la maison paternelle dans le sud du pays, cinq ans auparavant. Elle avait seize ans. »[p14]
L’âge de Khadidja est un double indicateur : premièrement pour préciser l’âge du mariage des filles et une balise pour la chronologie de l’histoire du personnage et du village à travers deux ères distinctes.
« Pour la première fois de sa vie, l’adolescente d’alors avait traversé des plaines, des vallées et des collines au son des You !You ! »[p14]
Les pluriels « plaines » « vallées » « collines » nous précisent l’éloignement du lieu dont est native Khadidja.
En plus d’être étrangère au village, Khadidja vient de loin pour : « Khadidja était venue damer le pion à toutes ces dames du village. » [p16]
Aicha Lemsine encore fois joue sur les contigüités en utilisant le mot « dames » au lieu du mot « femmes » pour mieux assoir l’esprit du jeu et de la stratégie future. Les pions sont utilisés au jeu « de Dames » dans un roman traitant de la société féminine et le jeu de Dames est bien le jeu des femmes.
Khadidja arrive au village à l’âge de 16 ans, considérée stérile elle procrée sous l’accompagnement médical d’un couple de français dont elle se lie d’amitié avec l’épouse, Marielle. Nous sommes en 1937 quatre ans après le mariage arrangé entre le père de si-Mokhtar et celui de khadidja s’étant rencontrés à la Mecque et liés d’amitié. Contrevenant à l’usage du village le mariage des enfants est décidé entre hommes. Khadidja est porteuse de toutes les contraventions: Celle des conditions de son mariage et celle que son audacieuse et fine intelligence lui autorise.
L’histoire débute en 1933 pour aller au-delà du dixième anniversaire de l’indépendance soit 1972.
Les toponymes ne sont pas les seuls absents car les dateurs concernant certains personnages sollicitent l’arithmétique du lecteur et sa vigilance. Il nous rappelle la façon dont l’algérien repérait un évènement par rapport à un autre saillant. Falot, le chronotope, outre à vouloir brouiller le temps et le lieu afin de susciter l’impression du confinement du lieu dans un espace sans coordonnées géographiques et temporelles, il hisse le personnage principal en l’occurrence Khadidja en conscience vive réveillant et alertant les consciences sur ce tragique confinement et ses conséquences désastreuses sur la vie de la communauté.
Khadija se marie à l’âge de seize ans en 1933, elle accouche de Mouloud son unique enfant en 1937. Mouloud le doux intellectuel monte discrètement au front sans tenir ses parents informés. Il surprend son père le suspectant d’indolence.
« 1961. Partout des rumeurs d’une prochaine libération du pays. Malgré les massacres des musulmans par l’O.A.S. L’espoir se faisait concret, le poignard de la colonisation fléchissait prêt à tomber et le peuple se ruait vers l’assaut final.
1961, Faïza décroche son CEP.
1962, le retour de Mouloud d’URSS où il fut envoyé pour soigner ses blessures et où il prépara un diplôme d’ingénieur.
« L’année 1965 fut faste : d’abord le redressement politique du pays et celui du prestige dans la maison de si Mokrane. Faïza était reçue à son premier bac et Malika se mariait avec Kamel. »
« Pendant que la famille Mokrane essayait de digérer la nouvelle situation de leur fille aînée, le dixième anniversaire de l’indépendance algérienne apportait dans les campagnes un nouvel espoir. Partout se tenaient des meetings d’explication… La révolution agraire, une des bases de la lutte armée d’alors, venait de sonner le glas de l’absentéisme et du métayage au cinquième. » Nous sommes en 1972.
Les dateurs sont si subtilement introduits dans le texte qu’ils passent presque inaperçus.
Roman de la polygamie, de la stérilité, du paganisme, de la sorcellerie et de l’exorcisme mais aussi de la victoire de l’esprit, de l’intelligence et de la science, « La chrysalide » est aussi « chroniques algériennes. »
Aïcha Lemsine a-t-elle aussi voulu contrevenir à la définition première du mot chronique en ayant recours à une anticipation en premier chapitre. La chronique étant : « Un récit dans lequel les faits sont enregistrés dans l’ordre chronologique. » Ou autre définition, a-t-elle tenté de décrire : « L’ensemble des valeurs qu’une variable statistique prend à différentes époques successives » définition dont nous devons reformuler les termes pour les adapter à des contextes socio-historiques différents.
« Chroniques algériennes » étant au pluriel, s’agirait-il d’une chronique de l’époque coloniale et d’une seconde de l’indépendance?
Je répondrai à ces questions dans un autre article et dans l’ouvrage qui est réservé à « la chrysalide » et à l’œuvre de l’Icône de la littérature algérienne féminine de langue française.
Les redondances dans mon article sont nécessaires et l’absence de titres et de sous titres de rubriques, supprimés par le souci d’échapper au rigorisme des exercices académiques.