J’émerge de mes souvenirs. Mon regard se promène sur les détritus qui jonchent un peu partout le trottoir qui longe des immeubles récents.Je fuis ce décor, et je repense à Chêne tout en continuant ma marche. Elle se brosse les dents et se coiffe. Son allure est soignée. C’est sa toilette du matin. Elle l’a faite dans les toilettes de la bibliothèque de Montréal. Elle marmonne, » je suis à découvert, il ne me reste que 22 dollars ». Elle s’adresse à son image , que lui renvoie la glace au dessus des lavabos, en se lavant les mains.
Je m’en vais , intriguée.
Je la croise une seconde fois, puis une dernière fois, lorsque je dois rendre le livre à la bibliothèque, car l’après-midi, nous irons à l’aéroport, c’est notre retour pour l’Algérie. Chêne est assise dans un fauteuil. Elle est bien coiffée. Ses cheveux, longs et abondants, sont lâchés. Elle parcourt un journal. Je suis tentée d’aller vers elle. Une pulsion inexpliquée. Par Altruisme, philanthropie? Non, je n’y crois pas, tout le monde calcule , consciemment ou inconsciemment, et tout dépend de l’enjeu… Ce sont » mes douleurs » que je désire soigner par l’entremise de l’autre? Se soucier juste de l’autre est impensable. Penser juste à soi, c’est égoïste.Penser à l’autre et à soi, c’est tellement mieux!J’ai
juste mes hauts et mes bas comme tout le monde…Porte-t-on un héritage douloureux qui serait transgénérationnel?
J’aborde Chêne avec culot.( mon époux est plus loin en retrait, il a l’habitude de mes élans impulsifs…)
-Excusez-moi! Elle lève les yeux des petites annonces d’offre-d’emploi, qu’elle parcourait sur le journal.Je poursuis, je vous ai déjà rencontrée.
– Ha ? Elle ne cherche pas à en savoir plus sur ma réaction, elle me dit simplement:
– Je suis sans travail, je cherche un job dans les petites annonces .Son regard est doux et félin.De grands yeux marrons clairs sur un teint de bronze , on dirait une »panthère ». Aussi belle!
– C’est quoi, votre nom?
– Chêne! Je suis Éthiopienne, chrétienne! Pourquoi, elle a ajouté chrétienne?Je ne suis pas là, pour faire son procès. Le chêne est un arbre robuste et noble. Chêne, elle, est coupée de ses racines. Puis, d’un coup, ça a tilté dans ma tête, j’ai pensé à toutes ces musulmanes qui ont dû abandonner leur pays à cause de la guerre.
La planète est devenu un immense chantier. Certains endroits sont des paradis à ciel ouvert, d’autres d’immenses bourbiers, et d’autres des chantiers inachevés, que les humains ont peine à terminer pour différentes causes… Chêne désire connaître mon nom.
Je lui dis aussi que je suis d’Afrique du nord. Elle ne semble pas connaître l’Algérie.
– Où passez-vous vos nuits, lui dis-je, gentiment. Son regard devient d’un coup distant, une froideur le glace.
-Un vieux me donne le gîte la nuit, ses traits se crispent.( si c’est ce que je suppose… c’est écœurant, écœurant de profiter de la misère d’autrui). Chêne n’a pas cette précieuse fourrure de la panthère pour donner du pèze au vieux.En échange d’un abri dans un lit douillet loin du silence de la nuit dans un recoin de boulevard, Chêne, que doit-elle offrir en échange? Elle pose sur moi un regard doux.
-Je n’ai rien mangé depuis , hier! Il y a une cafétéria juste devant nous. Mal à l’aise, car , je n’ai qu’une carte de métro dans mon sac, je cours vers mon conjoint. Je racle son porte-monnaie, ce qu’il en reste du moins. Pas grand chose, l’équivalent d’un petit déjeuner, pour Chêne. Nous, le lendemain , nous aurons besoin d’une autre monnaie. Le dinar. Je quitte Chêne.
J’émerge de mes souvenirs. Mon regard se pose incidemment sur un des très grands pots de fleurs qui servent de décor dans cette ville d’ Algérie. Dedans, la terre est recouverte de déchets: papier-mouchoir, un gobelet, un paquet vide de cigarettes… D’un coup, je me sens triste pour Chêne, un sentiment de désolation étreint ma gorge à la vue de toute cette saleté qui sévit dans nos villes… L’Algérie!!
Djamila Abdelli-Labiod