Titre : Un oued, pour la mémoire.
Editions Dar El Gharb. 2002 ;
PRÉSENTATION
« Un oued, pour la mémoire » est une exception qui retient tout autant l’attention du spécialiste que celle du profane. Le premier y découvre une technique d’écriture digne d’intérêt et d’étude. Le second s’y initie réellement aux révélations d’un texte que réalise une lecture intelligente sachant utiliser les techniques d’écriture propres au texte en outils de lecture, en code de décryptage.
L’art de construire une architecture du récit en ayant recours à des techniques connues, répertoriées et décrites par les théories littéraires pour, sur-imprimer au texte par la voix et la voie de ses mêmes techniques un second texte typographiquement visible et lisible sans confusion avec le texte prétexte relève je l’avoue du génie.
Récipiendaire du hors-texte espace d’ancrage du lieu et des temps passés et présents, de l’histoire et du récit, la narration en circonscrivant ces mêmes temps et ce lieu dans une chronologie précise explicitement ou implicitement datée et dans un espace topographiquement délimité, territorialisé, fait du récit une page privilégiée d’histoire, isolée du monde et de l’histoire, un lieu insulaire pour y inscrire l’histoire universelle du monde dans son éternité. Le fictif et l’historiographique s’éclipsent alternativement, se voilent et se dévoilent pour imposer la différence et l’analogie.
L’écriture et les techniques d’écriture : les achronies de la narration, la cantique la symbolique, la poétique, la sémiologie, l’onomastique, la fréquence des oppositions dans « Un oued, pour la mémoire »confèrent au texte une épaisseur que le jeu de l’écriture traverse pour en révéler les multiples couches et en décoder le contenu.
Crypté au seuil de l’apocryphe, clair au seuil de la limpidité et de l’anodin, en deux thématiques principales, contiguës mais disjointes à l’image de la coexistence entre colon et colonisé, se prêtant à deux lectures identifiables, le texte dans son unité et homogénéité s’encode et se décode dans une série de métamorphoses où « les dits » manifestes jaillissent pour signifier la présence des « non–dits » marqués pas des ellipses qui loin d’être des blancs sémantiques, des silences, « des absences pathologiques, autistiques »relèvent de la fonction phatique et rédigent « le manifeste de la dignité ».
La rétention informative retient l’attention et suscite la question. Aussi, les ellipses sont-elles des éclipses dans les deux sens du terme : éclipse du colonisé par le colon, éclipse d’un thème par le thème second.
Le signifié déploie sa panoplie de référents de telle sorte que qu’en désignant ce qu’il semble s’être assigné comme objectif, il interpelle un signifié autre à l’origine d’un nouveau référent. A tel point que, c’est dans l’évidence de l’écriture, dans sa visibilité et sa lisibilité, dans sa clarté, que le sens se dérobe et c’est aussi à travers elle qu’il développe sa Poly-isotopie.
La narration traçant sa route abornée par un incipit rétrospectif et un excipit des plus classiques, par ses achronies réalisées sur la trajectoire de l’histoire linéarisée par des dateurs indiciels, situe deux champs distincts par leur objet mais néanmoins semblables par leur nature.
Elle assure ainsi la déroute vers des niveaux d’interprétations où les champs se confondent pour mieux se distinguer l’un de l’autre et, se dissociant, passer de la coïncidence à la rupture puis à la continuité. Les trois époques du récit en sont la meilleure expression.
Les techniques narratives, la romanesque : anachronique et la contique : linéaire, ont une fonction duelle, l’une révélant l’autre par l’évidence de leur opposition pour mettre en situation un duel au sens martial du terme. Les achronies ont trois fonctions : la première est rhétorique dans le sens de persuasion tandis que la seconde sert « le traité de l’absurde ».
Fatima Bakhai en voulant nous convaincre d’une réalité, nous convainc de l’absurdité de cette même réalité tandis que la conviction procède à l’éviction de l’absurde ? La troisième fonction n’est autre que l’émergence du « manifeste de la dignité » s’opposant au « traité de l’absurde ». Remarquable comme la linéarité du contique sans fractures ni dissipation que l’on retrouve aussi dans le narratif de la troisième époque, post indépendance, oppose l’entité, l’unité, la constance à la fragmentation et à la dispersion représentées par les anticipations et les rétrospections.
Singulièrement, les anticipations évacuent le suspens et l’inattendu tandis que les rétrospections comblent la rétention à l’origine des ellipses. L’information retenue parce qu’intime est libérée sous forme de digressions déclenchée par un terme jouant le rôle d’adjuvant.
Les achronies de la narration qui signent le récit en se signalant comme étant son empreinte particulière et privilégiée et qui mettent en exergue la similarité des parcours organisent et président à un jeu d’oppositions au service des deux pamphlets assourdis, lénifiés par la poétique.
En effet, la poétique travestit les deux pamphlets sans trahir les deux réalités qu’ils fustigent ; l’abus colonial et l’abus masculin. En bref, la figure de style joue le rôle de costumier de la laideur, de modérateur d’excès et fait de l’absurde une école où s’apprend la résistance à l’absurde.
Les tropes domestiquent les réquisitoires et réquisitionnent leur violence pou r s’en défaire par la subtilité et la sublimation.
La vraisemblance des personnages, celle des lieux et de la topographie n’est pas à mettre en doute.
Leur anodine réalité, leur banalisation sont une manifestation d’existence, d’authenticité, mais aussi la manifestation d’une présence jumelle et antinomique [éclipse] qui tente d’abstraire cette réalité, de l’annihiler.
Les personnages animés ou inanimés changent de statut, ils se désincarnent ou se réincarnent passant du réel au conceptuel pour aboutir à l’anthropomorphique. Inscrits dans cette progression, tout en attestant l’authenticité de l’histoire, ils transportent le récit vers le monde de l’allégorie et font accéder le singulier au statut de l’universel.
L’allégorique bascule vers le catégorique et vice et versa.
« Un oued, pour la mémoire » est structuré de telle sorte que la narration partant d’un fait concret et observable, d’une manifestation matérielle ou de sa disparition, transfigure le fait même dans et par la métaphore pour ostensiblement l’inclure et l’inscrire dans l’allégorie.
L’allégorie ainsi construite en filigrane sous la surface du récit, en ombre des faits concrets, émerge et brouille la lecture pour introduire un traité de l’absurde neutralisé à son tour par une sémiologie de la transcendance justifiant toutes les justes et dignes transgressions, les justes et dignes revanches se comportant comme des corrections de l’histoire. La revanche n’est en réalité qu’une correction de l’histoire.
Récit de la revanche et de la transgression, « Un oued, pour la mémoire » est un écrit où le signe linguistique puisé dans un code relevant de l’ordre de l’humain, du temporel, a deux aspects, deux origines dont la première est l’œuvre de la seconde intemporelle et transcendantale.
Il est sa manifestation scripturale. Par conséquent, l’écriture présente les deux aspects puisque elle n’est que la manifestation de ces signes : les uns profanes et les autres sacrés. Le texte typographié, le donné à voir et à lire, réceptacle de l’imaginaire de l’écrivaine transcrit dans l’écriture les personnages qu’elle a crées, les techniques auxquelles elle a recours, abdiquent se soumettent et se résolvent à n’être que le décrit d’un Ecrit édicté à sa plume.
L’écriture en tant qu’activité profane est la transcription d’une Ecriture, du c’est Ecrit dans son acception sacrée. C’est de là que le récit en dévoilant la nature sacrée de l’Ecrit qu’il décrit se drape dans la dignité et refuse de s’en défaire quel qu’en soient les circonstances. Le Donné à Lire et un Lu de l’Ecrit Sacré décrit à partir du vécu profane des humains.
Manifeste de la dignité, « Un oud, pour la mémoire » refuse de s’offusquer de l’indignité humaine.
Il s’interdit le désespoir transformé en attente, il bannit le sarcasme et la jubilation.
L’humai y est toujours aux prises avec son destin et n’a de valeur qu’en fonction de la justesse de ses décisions, de ses combats.
C’est sur fond de pages d’histoire contemporaine que des dateurs précis balisent pour connoter le fictionnel au factuel et par un jeu d’oppositions entre le fictionnel et la factuel où le premier anéantirait le second dans une sorte de correction de l’histoire que se développe l’histoire d’une famille sans patronyme mais aux origines centenaire et millénaires.
C’est au cœur de la page d’histoire centenaire de la colonisation s’accaparant l’espace du récit et l’espace des origines, empiétant même sur l’époque de l’indépendance pour ébauche une théorie post-coloniale, que l’histoire millénaire du lieu intemporel est réduite à un conte qu’un grand-père raconte à sa petite fille.
Ce conte, celui de Djaffar, mis en abîme, compression du temps et de l’histoire, traverse le temps mémoriel et le temps du récit investit à la fois dans le lieu et le mémorial « l’immeuble » pour imposer sa démesure intemporelle à la mesure temporelle coloniale ; celle d’Angèle Boissier par exemple comparant la durée de résistance de l’immeuble à son espérance de vie, celle de l’immeuble éphémère comparée à l’éternité d’une nation.
L’histoire du lieu, de l’oued, des lionceaux et de Djaffar ; l’histoire de la colonisation : l’immeuble, Weber et Angèle Boissier ; l’histoire de la famille : grand-père, Aicha , son époux et Mounia, par la vertu du lieu des origines et de l’immeuble intrusif vont se superposer, s’opposer, se fondre et se confondre par un curieux syncrétisme pour finir par cumuler et coaguler les caractéristiques d’une même nature figurative des éléments constituants l’allégorie.
Le lieu des origines dans sa dualité mythique et authentique (pour ne pas dire mystique – puisque le visible sémaphore se mue en mémorial et en mausolée – est le lieu d’un duel mythique et authentique où le mythe – mémoire collective en déperdition – émerge et accède à l’authenticité –conscience individuelle – pour laver l’affront dans un duel authentiquement chevaleresque, digne et sans fracas.
Le lieu des origines est une salle d’armes où inerme le m’aître d’armes instruit le chevalier et procède à l’adoubement.
Texte allégorique et historique, « Un oued, pour la mémoire » est également épistolaire. L’épître met un terme à une polémique dormante aux soubresauts inattendus.
Elle se développe à travers le traité de l’absurde, le manifeste de la dignité et un nombre d’indices flagrants.
L’absurde, l’humanisme et les indices rendent aisée la reconstitution de l’épître et de sa lecture. L’épître est adressée à Albert Camus.
Fateh Bourboune.