Chihab Edition, 2002.
Mardi vingt janvier 1998. Un bus algérois, comme il en existe tant, anonyme, transportant des personnes anonymes vers des destinations aux intérêts différents ou divergents, vers des lieux de labeur, vers un lieu de rendez-vous de travail ou amoureux.
Dans ce bus de hasard, un vieillard guilleret et avenant entretient une atmosphère conviviale avec les plus jeunes. Sa barbe blanche, ses sourires, sa loquacité lui attirent la sympathie des oreilles et de l’attention confiante d’une jeunesse en mal de détente en période de troubles et de frayeurs.
Le « Who is in the car ? » du cinéma américain est posée au lecteur. Les passagers ignorent, seuls certains le sauront plus tard, trop tard, qu’ils sont floués, abusés par le comportement débonnaire de cette sagesse joviale qui les anesthésie par la bonté pour mieux les tuer par la haine investie dans la bombe discrètement installée sous le siège du conducteur à mille lieux de savoir que c’est au volant moyen de vie qu’on lui volera sa vie.
L’aîné n’agit pas seul. Lui tient compagnie, une jeune fille. Il l’initie à ses futures activités terroristes. Il lui enseigne et la renseigne sur l’art et la manière de gagner la sympathie d’inconnus pour rester inconnue à tout jamais après avoir accompli son forfait macabre.
Le patriarche à la barbe blanche descend de l’arche meurtrière, il sauve sa vie et abandonne le restant des passagers à l’enfer auquel les destinait sa gaité, sa bonté, sa joie de vivre. L’arche n’est pas celle de Noé, elle est celle de l’Armageddon.
La bombe explose, c’est le drame dans toute son horreur.
Le narrateur décrit alors, au-delà du tragique de la situation, le tragique de services hospitaliers dans l’incapacité de recevoir, d’assister les victimes à une époque où à chaque instant pouvait survenir ou survenait un drame de grande ampleur.
Alors commencent les tribulations et les angoisses d’un polytraumatisé bringuebalé dans des services hospitaliers saturés et incapables de faire face à l’affluence grandissante et envahissante en période d’attentats terroristes.
Enseignant de profession, journaliste à l’occasion, le narrateur perd, et quelle perte valeureuse dont il parle peu tout au long de la narration, trois doigts de la main droite, dont est titré le livre.
« Trois doigts » pour une personne dont la mission est d’écrire sans arrêt est une punition on ne peut plus sévère, une condamnation au-delà de toute attente. Le symbole du sort réservé en période de terrorisme aux gens de plume et aux journalistes.
L’auteur « Des révoltes feutrées » avec « les trois doigts de la main » son premier roman, décrit « des douleurs et plaintes feutrées ». En effet, il pense à ses parents et refuse qu’ils apprennent sa survie à un attentat terroriste. Il souhaite et réussit à les tenir à l’écart de la terrible nouvelle.
Douleurs feutrées, car le narrateur, doit par dignité et pour ne pas déclencher l’indigne indignation du cadre soignant de l’hôpital outré par la moindre réclamation ou récrimination, dépassé par l’événement et les événements, vivre les dents serrées et surfaire sa résistance, sa patience. Il feutre tous ses griefs par solidarité et compassion pour les geignements, les tortures lamentables, les saignements de ses concitoyens.
Bon vivant, joyeux drille, coureur de jupons, le narrateur s’intéresse à la femme médecin au tablier vert qu’il nomme Angélique. Il s’invente une histoire d’amour comme vulnéraire, panacée, cataplasme providentiel à ses graves plaies physiques et à la peur encore persistante, mal reconnue, mal digérée, mal gérée. Il résiste par l’amour, par un amour idyllique à la froideur rêche et grognarde de l’univers alentour et au souvenir de l’horreur.
Fort heureusement entouré de ses proches, de ses livres, surtout de ses livres, après le charybde et le scylla inévitables de son odyssée, il échoue dans la maison familiale, dans sa chambre à l’étage, là où l’attend : « le meilleur lit du monde » le sien.
Le roman est daté : Fos-sur-Mer, le 13 janvier 2002.
Fateh Bourboune