Première édition 1984.
Cérès éditions juin/1994
Une lecture de « Les chercheurs d’os »
Discours sur le discours.
L’ode, la pastorale, le spleen et la ballade.
Ce long poème pastoral, ode à la nature, révèle une logique énoncée dans une sereine et volontaire naïveté. Ainsi le poétique s’épargne le pathétique et sa fonction édulcorante. Le beau est laid sans les allées majestueuses des moindres libertés. La liberté est un affront sans le rouge au front. Par le passé, prisonnière des limites dictées par les aînés, la jeunesse d’aujourd’hui ne quitte plus la selle pour traverser la djemâa.
« Et parfois – comble de sacrilège! – ils ne descendaient même pas de monture en traversant l’espace de la djémâa. » [P6]
Si le regard du narrateur va au-delà du territoire dont il est le reclus, le monde de là-bas lui est tragiquement inconnu pour ne pas dire interdit du fait de l’intransigeance paternelle. « Sa saison en enfer » le fait rêver du paradis, proche ou lointain; ailleurs c’est l’Eden.
Tout au long du texte les toponymes ne constituent qu’un inventaire de lieux à l’accès difficile. Les villages insularisés sont en difficulté de communication. La nature est citée en herbier. Le narrateur connaît le nom de chaque espèce. Il se questionne allusivement sur la sienne. La faune furtive traverse broussailles et taillis en proie convoitée par les pièges du chasseur fureteur et à l’affût. Les fûts sont là, tutélaires, comme des mâts qu’aucune voile ne grée.
L’autochtone est un galérien enchaîné à son rafiot faisant corps à son port d’attache, rien ne l’en arrache. Les animaux appartiennent plus à l’ornithologie, à l’entomologie qu’au bestiaire. L’âne et le bœuf, domestiques, sont voués aux sacrifices : le travail ou l’abattage à l’occasion des grands regroupements redonnant voix aux maîtres des cérémonies loquaces, inquisiteurs et bonimenteurs. A l’ombre des arbres, sous les couverts, tout est petit, minuscule : insectes et animalcules volants ou rampants. Le soleil impitoyable, toujours au rendez-vous, terrasse le village en toutes saisons. Le village est l’otage du soleil, sa victime expiatoire. Le village est une colline carcérale, mirador du sommet duquel on observe l’ailleurs à l’horizon proche, cependant inaccessible. Les nuits sont rares, le nycthémère est amputé. L’hiver, saison de prédilection du narrateur se soustrait volontairement et cruellement au cycle annuel.
Le village est figé sous le soleil, tétanisé, il en est irisé et en est la risée. Le soleil s’ébroue et fait la roue dans une tyrannie éhontée. Aveugle, Phébus tient le lieu dans ses rets. Le soleil gèle la vie, la ralentie, la met en hibernation. Il est le maître incontesté à l’instar des maîtres de la seconde pastorale, celle des cheikhs et des saints, des prieurs et des crieurs de destins accomplis aux festins de la quête d’argent et de la bombance. Les dévots, eux aussi sont aveugles, obnubilés par des croyances aberrantes à la dimension de leurs appétits que rien n’obère. Double cécité donc, celle d’un soleil aveugle à la misère de la population et l’aveuglant et celle d’un savoir sans discernement, apanage et rente viagère des gardiens des nécropoles où dorment, bénis, les saints dont ils sont les porte voix et les oracles.
On y lit deux titres faisant référence : « La colline oubliée » et « Misères de Kabylie » on y retrouve ce perfide et entêté soleil camusien.
Dès l’arrivée des camions, précurseurs de la civilisation d’ailleurs, de l’envahisseur, les arbres sous la coupe frénétique des soldats français, disparaissent hâtivement pour laisser place aux campements et à l’érection d’une école par laquelle un nouveau savoir va passer au lavoir les consciences.
Le chagrin de voir disparaître les arbres est accompagné d’une réduction de l’espace : Le village est enclos de fils barbelés. Il le retient et le contient dans de nouvelles limites. Les contraintes sociales sont aggravées par les contraintes coloniales.
Alors les rêves mutent. L’évasion acquiert un sens nouveau. Quitter le village n’est plus un besoin de découverte mais un moyen pour mieux combattre les garde-chiourmes qui le martyrisent. L’aventure prend une autre tournure, elle se nomme héroïsme.
La guerre finie, l’indépendance recouvrée, la tenue à jour du registre obituaire semble vitale : L’honneur de la famille et la manne qui l’accompagne.
« -Da Rabah, à qui donc serviront tous ces papiers que les citoyens pourchassent avec âpreté ?
-L’avenir mon enfant, est une immense papeterie où chaque calepin et chaque dossier vaudront cent fois leur pesant d’or. Malheur à celui qui ne figurera pas sur le bon registre. » [32]
Le titre « les chercheurs d’os » à la consonance de « les chercheurs d’or. » D’or à os, la différence n’est pas grande particulièrement s’il s’agit « d’os d’or. »
Alors commence la ballade cure au spleen, cette nostalgie de l’ailleurs. Le narrateur anonyme quitte son village en compagnie de Da Rabah. Leur quête, une dépouille, un squelette enseveli quelque part : celui du frère du narrateur. Ils vont, pèlerins, de village en village, de village en ville à la recherche du terrain propice à leurs fouilles. Car ces archéologues jaillissent des couches profondes de la préhistoire pour émerger dans une histoire plus récente : la civilisation urbaine qu’auparavant ils ignoraient.
Le périple est sans embûches. Le dépaysement est grand. Les rencontres sont parfois fastes. Les nuits à la belle étoile sont rares. La faim tenaille mais elle est apaisée, frugalement, sobrement grâce aux provisions de bouches transportées à dos d’âne emprunté pour l’occasion avec le sac, la pelle et la pioche, arsenal du chercheur d’or. La générosité de l’hôte occasionnel n’est pas en reste. Moh Abchir, un parvenu, ayant occupé par effraction la villa désertée d’un colon parti, à l’image de ses confrères, précipitamment, sans rien emporter, reçoit les voyageurs en sa demeure. Nourris et logés, ils découvrent l’appétit et la satiété des gens de la ville, leur confort. Est épisodique, le réconfort qu’ils y trouvent.
Tout au long du récit c’est au naturel que les événements se passent, dans leur sévérité originale et leurs intentions premières. La volonté qui préside aux actions des personnages émerge de leur nature. Au naturel ils sont contés, sans fioritures, la nature ignore ces dernières, elle ignore le décorum et le cosmétique, elle ne se grime pas.
Elle est belle ou laide d’être, mais elle embellit ou enlaidit les êtres qui l’habitent. Elle se fait on la défait pour défaire les hommes ou pour les refaire. Naturel, le village connaît une dégradation anthropique sous la houlette de gradés de l’armée d’occupation. Les hommes refusent l’avilissement auquel ils sont soumis et que subit l’environnement qui les abrite. Ils quittent l’un après l’autre, discrètement, leur habitat naturel pour aller au combat. Ils meurent, héroïquement anonymes. A l’indépendance leurs corps sont prétexte à une ruée vers l’or. Les chercheurs d’os: Da Rabah et son jeune compagnon reviennent au pays nanti du squelette objet de leur quête pour lui donner une meilleure sépulture, l’inhumer dans le terroir qu’il désirait de toute son âme quitter, pour pouvoir y revenir et faire des labours.
Quoi de plus naturel, quand bien même dans la nature, de laisser la nature humaine suivre son chemin naturel, celui de l’évolution et de l’abandon des traditions contre-nature. Quoi de plus contre-nature que de monnayer les os de vivants partis, écoutant leur nature, combattre ceux qui voulaient transformer la nature des hommes et de leur pays.
Par Fateh Bourboune publié surArts Cultures 3 juillet