Fateh Bourboune
Auteure : Yamina Mechakra
Titre : La grotte éclatée
Editions ENAG. 2000.175P.
Edité en 1979 par SNED.
Une citation :
« Les animaux n’ont pas de tribunal pour porter plainte. » p 41
La narratrice anonyme, enfant illégitime, fille du péché, est renvoyée d’un asile de sœurs blanches pour avoir commis un péché. Sa faute est sans rémission, sans possible résipiscence selon la mère supérieure : L’adolescente est surprise à lire « Les nourritures terrestres » d’André Gide. Or, le livre est la propriété de tante Jeanne, nourrice de la narratrice âgée alors de quatorze ans lorsqu’elle est envoyée en maison de correction.
La narratrice subit une première injustice et un premier rite de passage. L’univers de la bonté et de la sainteté la condamne à une descente en enfer vers le monde profane de la criminalité. Nul ne dit mot pour prendre sa défense lors du conseil de discipline.
André Gide, chasse l’ange d’un incertain paradis vers un enfer certain. Il le chasse des nourritures célestes vers « les nourritures terrestres ». La punition est une possible victoire.
Le roman est mené comme un journal. Daté de novembre 1955, époque du déplacement de la narratrice et de ses compagnons d’armes vers Arris où doit se tenir une réunion, à juillet 1962, avènement de l’indépendance.
Entre ces deux dates, la narratrice quitte la grotte éclatée en octobre 1958 lors d’une attaque de l’aviation française, pour un hôpital en Tunisie avant de retourner en Algérie.
Le roman s’ouvre pratiquement sur un baptême du sang au lieu d’un baptême du feu. Un acte de vampirisme où l’humain étanche sa soif à la gorge d’un chacal égorgé, puis dépecé, afin que sa peau serve de couche ou de vêtement. Parlant de peau humaine tatouée : « Je me souviens que sur l’un des bras arraché, était tatoué un beau palmier. Ailleurs, sa peau aurait servi d’abat-jour. » p23
Animal autochtone, la symbolique du chacal est claire : le passeur Arris au nom éponyme du toponyme, initie la passante, la narratrice infirmière du groupe, à boire le sang de l’ennemi.
« Je me traînai jusqu’au cadavre ensanglanté. Je passai mes lèvres sur la gorge béante, léchai lentement le sang de la bête qui s’était nourrie de la chair d’un homme endormi quelque part à l’ombre d’un roc, le ventre écrasé par un obus. » p 17.
« Le sang chaud et fumant me montait aux narines, à la bouche. Je fêtais les paroles d’Arris. »P17.
Le baptême du sang est un rite initiatique, un rite de passage. Et au lieu d’être étanchée, la soif est accrue.
L’adolescente progressant en altitude géographique vit parallèlement une seconde descente authentique et métaphorique en enfer.
NB : [La terminologie : passeur, passant, rite initiatique rite de passage, relève du langage de l’ethnocritique.]
La narratrice et ses compagnons avancent en direction d’Arris, dans les Aurès.
Tout au long de son parcours, la jeune infirmière ne tient pas de journal. A aucun moment elle n’écrit même à demeure dans la grotte, sauf s’il s’agit de tracer à l’aide de cendres des marques où doit intervenir la scie ou le couteau pour amputer le membre d’un blessé ou dessiner contre les parois de la grotte comme aux temps préhistoriques.
Pourtant, la question de l’écriture est bien au centre du récit, elle représente le vif souhait du jeune Salah, orphelin, ayant perdu ses deux jambes. L’enfant de neuf ans tient sans cesse un Mauser, une arme de poing, ne contenant qu’une balle. L’allusion à ne pas se faire prendre vivant ne laisse aucun doute.
« Tais-toi, supplia Salah. Tu mens. L’écriture est belle. A cause d’elle je suis malheureux. Ceux qui savent ont un autre regard, une autre pensée que les tiens, les miens. Ils sont heureux à cause d’elle. Quand je les vois passer le matin, j’ai l’impression d’être un étranger. Ils ont les doigts très beaux qui tiennent une plume. Moi, mes doigts sont gros et tout fissurés. Ils n’ont tenu que le bâton et la flûte. » P46.
« …et les roseaux plieront sous la bise nouvelle. Tu t’y tailleras une flûte, tu y souffleras ta musique ; c’est une écriture qui parle. Elle a la force de plusieurs écritures. » p46.
Décembre 1955 séparation d’avec Arris « Appelé à rejoindre la zone la plus meurtrière, il devait sillonner la plaine, d’Aïn M’Lila à Meskiana. Il me laissait un souvenir inépuisable. »p18
Février 1955 : « Je fus dirigée sur la frontière tunisienne. Sur cette ligne où le tambour de guerre résonnait inlassablement, j’appris à mourir et à aimer les hommes. » p21.
La narratrice épouse Arris en 1957, elle a dix-neuf ans.
« Nous nous sommes mariés sans cadi et sans coucous, sans zorna et sans burnous. » p 70.
Elle donne naissance à un enfant mâle en septembre 1958.
« Par une aube de septembre fraîche et claire naquit mon fils : je le nommais Arris. » p86.
« A l’heure où le froid fait hurler les chacals et pâlir les étoiles, j’enfantai. J’accouchai près du feu sans un cri comme la chienne Cilia de l’orphelinat. » P 86.
Octobre 1958 : « L’automne. Nouveaux bombardements sur la frontière. Je ne me souviens de rien…Notre grotte éclata… » p 94
« Mon fils vivant, aveugle et sans jambes. Mon fils brûlé. » P96
Et l’héroïne prend sa revanche dans une énumération jouissive, le jour de la circoncision de son fils en Tunisie, en juin 1960. Le petit Arris aveuglé par le napalm lors de l’explosion de la grotte.
– Couscous,
– Méchoui,
-Yous-yous,
-Baroud,
-Zorna,
– Danses. P105.
La narratrice qui n’a pas connu sa mère a perdu un bras, ses pieds sont brûlés au napalm. Arris père mort au combat, n’a pas vu son enfant. Arris fils n’a pas connu son père et ne pourra jamais connaître le visage de sa mère parce qu’aveuglé par le napalm. La grotte familiale est éclatée.
Dans la grotte située sur la ligne frontière se tiennent : la narratrice, Salah, Kouider, Youcef, Anss El Meskani et deux ou trois autres personnages morts au court de combats. La grotte est une infirmerie, une position arrière pour le repli mais aussi un tribunal où sont jugés les traitres.
Si la grotte se situe : « sur une frontière inventée. » P 24, elle est aussi symbolique. Une grotte étant une anfractuosité dans une montagne, une cavité souterraine naturelle accessible par sa partie horizontale. Or, la montagne est absente et la grotte qui éclate en octobre 1958 semble être un logis sur lequel tombe la neige et s’y dépose.
Il s’agit donc d’une grotte symbolique à multiple référents.
« Elle ne savait pas que son fils était sur le point de la quitter dans une grotte couverte de neige.» p39.
Une grotte ne peut être couverte de neige puisqu’il s’agit d’une anfractuosité dans une montagne.
Le texte est saturé de récits enchâssés : Les aventures et amours de Kouider ; réelles mais semblables à des contes. Les histoires de Kaddour au souci contique mais ne rapportant que la vie des gens. Daha et Dâas deux malheureux tunisiens solidaires dans leur misère. Et des histoires de femmes malheureuses d’épouser des caïds et fils de caïds.
Roman poétique à l’écriture éclatée à l’instar de la grotte, « Le grotte éclatée » balise par la chronologie une écriture délirante et confusionnelle. Arris territoire, Arris amoureux et époux, Arris enfant issue d’un mariage presque illégal ou légalisant l’amour physique, apothéose de l’amour, de l’amour des hommes.
« Comment n’aimerais-je pas les hommes après avoir trempé mes doigts dans leur sang, ramassé leurs tripes, respiré leur haleine fétide, recueilli leur dernier souffle ? »p21
Les authentiques histoires narrées sont celles de personnages hors l’histoire guerrière ou, vécues hors la guerre. Les récits enchâssés sont structurés, cohérents : Ils constituent la vie d’ailleurs, hors la folie meurtrière de la guerre.
A l’instar de beaucoup d’auteurs algériens aucun combat n’est décrit. Les blessés meurent de leurs blessures ou des amputations de membres : « Les aides sortirent les ciseaux, les lames Gilette et la scie. » P 37. « La scie criait, les hommes hurlaient et ma tête bourdonnait. » P38
Violence délirante et délire poétique s’affrontent dans un combat tragique tout au long du texte.
« Grotte éclatée » « La terre éclatée retient précieusement quelques gouttes de pluie. » P114 et mémoire éclatée pour une écriture éclatée pour une écriture poétique éclatée.
Réminiscences, bribes de souvenirs, impressions rattachées aux dates, dénonciations de la terreur coloniale, rappels de la beauté des lieux et de l’attachement à la terre natale. Terre natale portant les prénoms de l’époux décédé et du fils martyr. Terre natale vivante et lucide portant le nom du défunt et de l’aveugle. Rappels historiques depuis la Numidie, passant par la période romaine et Turque. Le brigand d’honneur Grine Belkacem tué en 1955 perpétuant le long combat de ses lointains ancêtres est identifié à Takfarinas.
Oscillant entre Kateb Yacine et Mohamed Khair-Eddine, s’inscrivant dans le courant « Souffle » Yamina Mechakra emprunte à l’auteur marocain Le vol des sandales à la mosquée pour faire aller Kouider comme dans AGADIR, vers « le pays des hommes. »
Yamina Méchakra va plus loin, elle emprunte la fiche signalétique de l’auteur marocain, par ce moyen, elle semble lui rendre un hommage.
Roman poétique, roman de la déraison, roman de la folie, roman d’accès de lucidité interpelant des évènements et les narrant dans l’art confirmé du récit ou du conte « La Grotte éclatée » en racontant le parcours de l’enfant, de l’adolescente et de la mère, raconte aussi la misère de toutes les femmes. Elle nous rappelle souvent les douleurs identiques d’autres femmes ailleurs en Algérie ou dans des ailleurs lointains.
Plaidoyer de l’illégitimité, le parcours de la narratrice est fait d’humanité, d’abnégation, d’amour et de foi en des valeurs hautement humaines.
Au centre des folies les plus abjectes et les plus meurtrières des hommes, la femme se bat pour les raisons de son cœur en s’alliant à la raison des hommes dès lors qu’ils ont raison.
Si « les animaux n’ont pas de tribunal pour porter plainte »P41 ils transforment leurs plaintes en volonté de combat pour leur liberté et leur dignité, ainsi ils retrouvent leur statut d’humain.
La personnalité de la narratrice fera à elle seule l’objet d’un article tant le discours qu’elle tient est à la dimension de l’histoire de l’Algérie.
Si « la grotte éclatée » représente le refuge, la famille, la maternité, le déclenchement de la révolution du premier novembre, le pays « La France coloniale avait émietté l’Algérie pour régner »p137, elle est aussi l’éruption d’un esprit, d’un cœur, d’une âme libérant ses rancœurs, ses ressentiments, ses reproches, ses espoirs et son idéal.
Dans « la grotte éclatée » les thèmes se multiplient au fur et à mesure de l’écriture, les métaphores les libèrent comme par enchantement ou par enfantement dois-je dire : Un légitime enfantement dans l’enchantement du délire poétique.
« La grotte éclatée » libère tous ses thèmes.
Fateh Bourboune.