Du Maghreb au Québec : accommodements et stratégies

à lire

Michèle Vatz Laaroussi est docteure en psychologie interculturelle et professeure de travail social à l’Université de Sherbrooke. Elle a développé des recherches portant sur l’immigration, les dynamiques familiales et de genres et l’intervention sociale avec les familles immigrantes. Elle est responsable du Réseau de recherche sur l’immigration en dehors des métropoles, co-coor-donnatrice du domaine Rôles des collectivités d’accueil au centre Métropolis du Québec et membre du Centre d’Études Ethniques de l’Université de Montréal. Elle mène actuellement des recherches internationales sur l’immigration en dehors des grands centres, sur la mobilité et la rétention des femmes et familles immigrantes et réfugiées dans divers sites du Québec et du Canada, ainsi que sur les réseaux transnationaux des immigrantes et immigrants installés dans plusieurs régions du monde. Elle est auteure de « Le familial au cœur de l’immigration : stratégies de citoyenneté des familles immigrantes au Québec et en France », L’Harmattan, 2001 ; co-édi-trice avec Margaret walton roberts du numéro spécial d’Études Ethniques au Canada (« Penser l’immigration en dehors des métropoles ») ; elle a dirigé avec Claudio Bolzman et Mohamed LahlouFamilles migrantes au gré des ruptures. Tisser la transmission, L’interdisciplinaire, 2008. Adresse postale institutionnelle : Département de service social, Université de Sherbrooke, Sherbrooke (Québec) J1K2R1, CanadaAdresse mél : Michele.laaroussi@USherbrooke.ca

Le Canada, et plus spécifiquement le Québec, sont des terres d’immigration qui, pour des raisons démographiques et économiques, souhaitent augmenter leur population migrante. Depuis une dizaine d’années, les populations maghrébines francophones sont particulièrement visées par les politiques d’immigration québécoises volontaristes à l’égard des jeunes adultes en charge de famille, dotés d’un niveau de diplôme supérieur et d’un bon potentiel économique. Pour autant, lors de leur installation au Québec, ces familles rencontrent de nombreux obstacles pour s’insérer sur le marché du travail où elles vivent des processus de déqualification professionnelle particulièrement inquiétants. Plus encore, les Maghrébins semblent être, parmi les nouvelles vagues d’immigrants, les plus touchés par cette déqualification. Plusieurs éléments se conjuguent pour les défavoriser sur ce plan : non-reconnaissance des diplômes, non prise en compte des expériences hors Québec par les employeurs québécois, fermeture des ordres professionnels, connaissance trop partielle de l’Anglais, discriminations et préjugés ethniques et religieux renforcés depuis le 11 septembre 2001, etc. La situation des femmes maghrébines est, nous le verrons, encore plus préoccupante que celle des hommes [Godin, 2004].

2 Nous proposons ici une analyse de la place des femmes sur le marché du travail et dans les dynamiques familiales, en pays d’immigration. Pour cela, nous étudierons d’abord les spécificités de l’immigration maghrébine au Québec ainsi que l’impact du contexte sociopolitique contemporain dans lequel la religion musulmane représente un élément catalyseur de discriminations spécifiques à l’égard de cette population. Nous aborderons en particulier la question des accommodements raisonnables, pratique juridique canadienne visant la lutte contre les discriminations, notamment religieuses, envers les minorités, et de la crise qui s’est nouée au Québec autour de ce concept. Nous analyserons enfin la place des Maghrébines immigrantes en insistant sur trois dimensions : leur insertion dans l’emploi, les dynamiques familiales et les réseaux transnationaux.

MéthodologieNotre texte s’appuie sur plusieurs recherches qualitatives menées auprès de femmes et familles immigrantes au Québec durant lesquelles plus de 300 femmes immigrantes et réfugiées ont été rencontrées en entrevues individuelles, de couples ou de familles. Ces entretiens individuels sont centrés sur le récit de trajectoires de vie des femmes, de leurs conjoints, de leurs enfants, de leurs familles. Ils ont aussi permis de retracer les parcours migratoires. Parmi l’ensemble des femmes interviewées, une centaine est des Maghrébines originaires essentiellement du Maroc et d’Algérie. Pour en savoir plus sur ces différentes recherches : « Femmes immigrantes en Estrie et reconstruction identitaire » [Vatz Laaroussi et al., 1996] ; « Les familles immigrantes en Estrie et au Saguenay Lac St Jean » [Vatz Laaroussi et al., 1999] ; « La transmission familiale chez des familles Maghrébines et Salvadoriennes » [Helly et al., 2001], « Les enjeux interculturels des événements du 11 septembre 2001 » [Ouellet et Vatz Laaroussi, 2002], « Les collaborations familles immigrantes-école » (Vatz Laaroussi et al., 2005), « La mobilité des femmes immigrantes installées dans les régions du Québec » [Vatz Laaroussi et al., 2007].

L’immigration maghrébine au Québec : le contexte de déqualification

Le contexte sociopolitique de l’immigration au Canada et au Québec

3 Au Québec, tout comme au Canada, lorsqu’on envisage la question de l’immigration, on doit d’abord parler de la grande diversification des pays d’origine et de l’augmentation volontaire du nombre d’immigrants reçus. On compte au Canada environ 250 000 nouveaux immigrants par an. Au Québec[1] [1]   Les statistiques présentées ici sont issues du ministère… suite, au cours des cinq dernières années, le nombre de personnes nées à l’étranger a augmenté de 20,5 % (près de 852 000 en 2006). Les migrants reçus au Québec arrivent en famille : 20 % des nouveaux arrivants entre 2002 et 2006 sont des enfants de moins de 15 ans et 71 % ont entre 15 et 44 ans. La majorité d’entre eux migre pour des raisons économiques : 60 % des nouveaux arrivants sont des immigrants économiques ; 22 % relèvent du regroupement familial et 18 % des familles sont des réfugiées. On note aussi, spécificité importante de cette immigration, une majorité de personnes hautement instruites et qualifiées : 78 % ont un niveau équivalent baccalauréat et plus (en augmentation depuis les dix dernières années). Tous sexes confondus, le niveau moyen d’études des immigrants dépasse celui des Canadiens et des Québécois.

4 Le Canada se différencie de l’Europe par des politiques volontaristes d’immigration gérées à différents niveaux de gouvernements. Le Québec a aussi sa politique d’immigration et d’accueil des nouveaux arrivants depuis un partage des juridictions en matière d’immigration obtenu par la seule province du Québec à la fin des années 1980. Cette politique vise la défense des intérêts de la minorité francophone au Canada et surtout au Québec. Dans la sélection des immigrants au Québec, on identifie trois grandes composantes : la composante familiale qui permet l’admission des membres de la proche famille restée à l’étranger ; la composante humanitaire qui concerne les réfugiés ; la composante économique qui concerne les gens d’affaires et les travailleurs ainsi que les personnes qui les accompagnent. C’est très majoritairement dans cette dernière catégorie que sont sélectionnés les immigrants maghrébins, notamment dans le programme « Employabilité et mobilité professionnelle » qui sélectionne des profils dits prometteurs (niveau d’éducation, diplômes professionnels, expérience professionnelle). D’autres éléments sont pris en compte dans le processus de sélection, comme l’âge, la famille, la maîtrise du français.[2] [2]   Une nouvelle grille de sélection des travailleurs qualifiés,… suite C’est ainsi que le Québec a accueilli, au cours des dix dernières années, des travailleurs qualifiés et instruits (informaticiens, ingénieurs, professeurs d’enseignement secondaire, médecins, radiologues, dentistes, scientifiques divers) accompagnés de leur famille, provenant principalement du Maroc et d’Algérie. Leur francophonie a sans aucun doute joué un rôle primordial dans leur sélection, mais elle peut aussi représenter un frein à leur mobilité vers les autres provinces canadiennes toutes à majorité anglophone[3] [3]   On note par ailleurs la sélection d’immigrants indépendants… suite.

5 Il ne faut pas oublier que le Québec représente aussi une minorité francophone au sein du Canada, ce qui va avoir un impact sur l’accueil réservé aux immigrants maghrébins eux-mêmes francophones. En effet, au Québec et au Canada, les rapports sociaux et politiques se lisent d’abord en termes de majorité et minorité linguistiques et religieuses. Les francophones et le Québec ont des « réflexes minoritaires » qui se traduisent généralement par des attitudes et des stratégies de protection, de revendication et de repli identitaire. Dans ce contexte où relations et politiques se développent et se cristallisent entre anglophones protestants et francophones catholiques, il est clair que l’accueil d’immigrants francophones musulmans représente un enjeu tant sur le plan des relations interpersonnelles que sur celui des politiques institutionnelles et des discriminations systémiques.

6 Par ailleurs, les événements du 11 septembre 2001 ont eu des conséquences non négligeables. Au Canada, des lois spécifiques ont été adoptées (lois antiterroristes notamment sur la sécurité publique et aux frontières) et les mesures de sécurité augmentées. Au Québec, les médias ont largement contribué à la diffusion de stéréotypes sur les communautés musulmanes et arabes. La tendance « anti-arabo-musul-mane » qui a suivi les attentats a eu des conséquences importantes sur les discriminations envers les personnes provenant du monde arabo-musulman, que ce soit à Montréal ou dans les autres régions. Ces discriminations sont notables et en progression depuis 2001 sur le plan du logement, de l’emploi et des relations sociales [Renaud, 2005 ; Lenoir-Achdjian et al., 2008]. Elles sont, dans l’imaginaire collectif québécois, associées à la religion musulmane perçue comme intégriste, traditionnelle et menaçante.

7 En 2006-2007, ce que l’on pourrait appeler « la crise des accommodements raisonnables » est venue renforcer ce climat de méfiance, voire d’exclusion, vis-à-vis des musulmans et des immigrants maghrébins.

Les accommodements raisonnablesEnchâssées dans le cadre de la Charte canadienne des droits et libertés, et de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, la liberté de religion et la liberté de conscience sont des droits fondamentaux reconnus au Canada. En 1985, a été créée la norme juridique des accommodements raisonnables qui permet à toute personne se sentant discriminée par des règles communes du fait de son appartenance à un groupe minoritaire (confession religieuse, handicap, orientation sexuelle par exemple) de demander en justice un accommodement de la règle (une modification) permettant d’éviter une discrimination. C’est ainsi que des handicapés, des femmes enceintes, des membres de différents groupes religieux ont demandé des aménagements de leur calendrier de travail ou d’école ou encore des autorisations exceptionnelles en lien avec leurs croyances ou leurs capacités. Ces accommodements ne peuvent s’effectuer que s’ils ne causent pas de contrainte excessive à la majorité, s’ils n’ont pas un coût disproportionné par rapport au bénéfice pour la personne concernée et s’ils ne mettent pas en cause la sécurité de tous les intéressés. Ils ne concernent pas des communautés mais des personnes. Il s’agit d’éviter des discriminations systémiques et, dans l’optique multiculturaliste, ces accommodements représentent la voie de l’intégration puisqu’il s’agit de permettre à des personnes appartenant à des groupes minoritaires de fréquenter des instances publiques et de prendre place dans la société en faisant quelques aménagements.

8 À l’automne 2006, au cours de la campagne pour les élections provinciales au Québec, ont été fortement médiatisés des événements dont certains étaient des accommodements raisonnables passés en Cour (comme le port du kirpan pour un jeune Sikh scolarisé à Montréal), d’autres des ententes passées entre citoyens et institutions (comme le fait de créer un groupe de femmes musulmanes enceintes sans présence d’hommes pour des cours de préparation à la naissance dans un Centre de santé ou encore comme l’entente passée entre la ville de Montréal et des groupes de femmes musulmanes leur réservant certaines plages horaires dans les piscines municipales). Ces ententes et accommodements ont été présentés par les médias comme des abus et une atteinte à l’identité québécoise et à la démocratie. Le débat public a pris une telle ampleur et a suscité une telle montée de xénophobie et d’intolérance que le Premier ministre du Québec a instauré une commission officielle de consultation sur les accommodements raisonnables (La Commission Bouchard Taylor).

9 Les femmes immigrantes d’origine maghrébine ont été particulièrement visées par cette montée d’intolérance, en particulier au travers du port du voile.

Des diplômés en difficulté sur le marché du travail

10 Sur la période 2002-2006, le Québec a reçu près de 39 000 personnes d’Afrique du Nord, soit 18,5 % de l’ensemble de ses immigrants. Les migrants algériens et marocains sont au premier rang des nouvelles populations au Québec avec un total de 33 378 arrivants au cours des cinq dernières années. Parmi les migrants maghrébins au Québec, 66,9 % des hommes et 59,5 % des femmes nouvellement arrivés ont 14 ans et plus de scolarité (soit un niveau universitaire) ; 16,5 % des femmes et 13,2 % des hommes ont un niveau postsecondaire.

11 Malgré leur niveau de diplôme, les populations immigrantes au Québec sont massivement confrontées à des difficultés d’insertion sur le marché du travail et vivent une déqualification professionnelle importante. Il y a donc aujourd’hui une très forte incohérence, identifiée par tous les chercheurs, entre le discours d’ouverture à l’immigration des politiques québécoises et les résultats sur le plan de l’insertion socioprofessionnelle. Selon Jean Renaud [2005], plus un immigrant est qualifié à son arrivée, plus il avait un statut socio-économique élevé dans son pays d’origine, et moins il a de chance de retrouver au Québec un emploi au moins équivalent. C’est en particulier le cas des immigrants en provenance du Maghreb dont le taux de chômage atteint, en 2001, 24,1 %, contre 8,2 % pour l’ensemble des Québécois. Ce taux est aussi nettement à leur désavantage lorsqu’on le compare à celui des autres minorités ethniques et culturelles du Québec : 18,4 % pour la minorité noire et 15,7 % pour les Latino-Américains. Cette situation tend, de plus, à se détériorer : en 2007, le taux de chômage des immigrants africains établis depuis moins de cinq ans au Québec, dont la grande majorité sont originaires du Maghreb, dépasse les 27 %. C’est quatre fois plus que le taux de chômage affectant la population québécoise née au Canada (moins de 7 %). En comparaison, le taux de chômage des immigrants très récents nés ailleurs qu’en Afrique correspond au double du taux québécois – un chiffre qui rejoint la moyenne nationale (13,3 %).

12 La confession musulmane attribuée aux Maghrébins, qu’elle soit ou non visible, ainsi que leur « arabité », semblent jouer un rôle catalyseur dans les discriminations les concernant et ont un impact fort sur leur insertion dans l’emploi. Ainsi, au regard de la seule variable religion, en 2007, au Québec, le taux de chômage chez les citoyens de foi musulmane, toutes origines confondues, âgés entre 25 et 44 ans, atteint 25 %, contre 8 % dans le reste de la population ; et ce, malgré un taux de diplômés de l’université de 37 %. Plus encore, différentes données permettent d’affirmer que les immigrants en emploi au Québec le sont dans des postes qui les déqualifient. Ainsi, le personnel professionnel est plus scolarisé chez les immigrants que dans l’ensemble de la population (qu’il s’agisse de femmes ou d’hommes) et il y a proportionnellement plus d’universitaires immigrés dans toutes les professions à forte concentration de main-d’œuvre immigrante (vente au détail, restauration, fabrication, transport).

13 Malgré ces difficultés majeures, les immigrants maghrébins sont parmi les plus nombreux à vivre encore au Québec plusieurs années après leur arrivée. Ainsi, sur l’ensemble des 348 000 immigrants admis entre 1996 et 2005, 280 000 étaient encore présents au Québec au début de 2007, ce qui correspond à un taux de présence de 80,4 %. C’est pour les immigrants venant d’Afrique du Nord que ce taux est le plus important (92 %). On constate, dès lors, un paradoxe puisque les Maghrébins sont parmi ceux qui vivent le plus de discriminations au Québec [Renaud, 2005] alors qu’ils sont aussi les plus nombreux à rester dans la province après leur installation. On peut penser que leur connaissance du français, alliée à une moindre connaissance de l’anglais, les fait espérer une intégration professionnelle à long terme au Québec, province francophone, alors qu’ils sont plus frileux que d’autres immigrants à se rendre dans les provinces anglophones.

La place des femmes maghrébines dans la trajectoire migratoire et l’insertion familiale

Le cumul des obstacles

14 Le projet migratoire est le plus souvent un projet familial dont les négociations entre les genres et les générations sont la trame [Grieco et Boyd, 1998 ; Abu Laban, 2002 ; Vatz Laaroussi, 2002 ; Velez, 2008]. Les stratégies mises en œuvre par les familles pour s’insérer dans un nouveau milieu sont très souvent portées par les femmes qui sont, selon plusieurs recherches, particulièrement compétentes dans la mise en place de réseaux informels et dans les médiations avec les institutions de la société d’accueil [Vatz Laaroussi et al., 1996, 1999, 2007 ; Bergeron et Potter, 2006]. Elles sont ainsi celles qui portent et développent un capital social qu’elles partagent avec les membres de leur famille et qui représente une force dont on peut tirer parti dans les politiques publiques. Par ailleurs, les décisions de mobilité géographique (première immigration ou mobilité secondaire) sont liées à l’ensemble des membres de la famille et il est très important de saisir quelle place est donnée aux facteurs d’éducation, d’emploi, de participation sociale qui concernent les femmes.

15 Au Québec et au Canada, le processus de déqualification des femmes immigrantes, qui ont un niveau scolaire de plus en plus élevé, est encore plus marqué que pour les hommes [Conseil du Statut de la Femme, 2005]. Les femmes immigrées sont désavantagées non seulement par rapport aux hommes immigrés, mais aussi par rapport à l’ensemble des femmes : taux d’activité et d’emploi moindres et taux de chômage plus élevé [Mongeau et Pinsonneault, 2007]. Les différences de taux d’activité et d’emploi entre les femmes immigrées et l’ensemble des femmes sont toutefois moins importantes que les différences observées entre les femmes et les hommes (de la population immigrée comme de la population totale). Pour ce qui est des taux de chômage, en revanche, c’est entre les femmes immigrées et l’ensemble des femmes que l’écart, défavorable, est le plus grand. En 2001, le taux de chômage des femmes immigrantes était de 12,4 %, contre 7,7 % pour l’ensemble de la population active féminine québécoise, 11 % pour les hommes immigrants et 8,7 % pour l’ensemble de la main-d’œuvre masculine.

16 Les femmes immigrées touchent un revenu moyen qui correspond à un peu moins des deux tiers du revenu moyen des hommes immigrés. Cette situation est très similaire à ce que l’on observe pour l’ensemble de la population. Elles touchent par ailleurs 93 % du revenu de l’ensemble des femmes, mais cette proportion baisse à 70 % pour les cohortes récentes, dont les Maghrébines font largement partie. Le revenu moyen des migrantes qui ont un diplôme universitaire atteint 82 % de celui que touche l’ensemble des femmes québécoises ayant un niveau universitaire comparable.

... Concentration des bas et hauts revenus concernant les femmes musulmanes et non musulmanes : transformations dans le temps

Concentration des bas et hauts revenus concernant les femmes musulmanes et non musulmanes : transformations dans le temps

17 Les statistiques sur l’emploi et les confessions religieuses, publiées au Canada, mettent en évidence des écarts dans l’accès à l’emploi, selon la confession religieuse déclarée lors du recensement canadien. Bien qu’elles ne permettent pas d’isoler les femmes maghrébines, elles constituent une illustration d’une des barrières à l’emploi rencontrées par ces femmes dont la majorité, au Canada, est musulmane. Le graphique ci-dessous démontre les écarts de revenus entre femmes musulmanes et non musulmanes au Canada ainsi que leur évolution au cours des dernières décennies.

18 Le tableau suivant, tiré de la même étude (citée par la Fédération des Femmes Musulmanes du Canada, 2007), illustre les différences d’accès à l’emploi des femmes selon leur confession religieuse et leur niveau moyen de scolarité.

Tableau 1Ratio de non-emploi et proportion de diplômes de second cycle

Confession Ratio Proportion de Musulmane 17 7 % Juive 7 11 % Hindoue 12 8 % Catholique 7 3 % Luthérienne 5 3 % Anglicane 7 3 % Sans religion 8 5 % Total  7 3 %

19 Certains obstacles rencontrés par les femmes maghrébines, comme la non-reconnaissance des diplômes ou de l’expérience hors Québec, sont partagés avec les hommes maghrébins, mais d’autres leur sont plus spécifiques et sont en lien avec des discriminations de genre liées à des stéréotypes attribués aux femmes. Des recherches antérieures [Vatz Laaroussi et al., 2007 ; Côté, Kérisit et Côté, 2001] montrent que l’une des limites des politiques québécoises et canadiennes, visant à accueillir et retenir les immigrants dans la région et la province où ils s’installent, est justement le manque de prise en compte de la situation et du statut des femmes, conjointes ou parfois chefs de famille monoparentale. En effet ces politiques fédérales, provinciales et locales, s’articulant autour de l’accueil et de l’adaptation mais aussi autour de la formation et de l’employabilité, ne prennent souvent en compte qu’un des membres du couple parental sans ouvrir de voie pour l’autre. Plusieurs programmes du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles et de ses partenaires prévoient des mesures chargées de favoriser l’intégration rapide des personnes immigrantes et leur accès en emploi. Cependant, aucun de ces programmes n’est fondé sur une approche différenciée selon les sexes. Aucun ne tient compte des obstacles spécifiques pour les femmes immigrantes et n’assure une représentation équitable des hommes et des femmes immigrantes [Fédération des femmes musulmanes du Canada, 2007].

Les stratégies d’insertion des femmes dans les dynamiques familiales

20 L’insertion sociale de l’immigrant passe non seulement par ses réseaux mais aussi, et surtout lorsqu’il est dans des zones à faible densité d’immigrants ou sans réseau communautaire de longue date, par sa famille [Vatz Laaroussi, 2001 ; Lahlou, 2002]. Pour favoriser cette insertion, les membres des familles immigrantes entrent, tout au long de leur parcours et dès la conception du projet migratoire, dans des dynamiques familiales qui assurent à la fois une cohésion à l’entité familiale et des rapports que l’on souhaite positifs et efficaces avec l’espace public. Ces dynamiques familiales multiples qui se génèrent et se catalysent dans le temps, permettent de saisir des familles immigrantes en mouvement, qui ne portent pas de manière statique des cultures d’origine ou des rôles prédéterminés mais qui, au contraire, sont des vecteurs de changement et des potentiels de citoyenneté pour leurs membres. C’est là que vont être, dans un premier temps, réorganisés les savoirs d’expérience liés à la trajectoire migratoire [Vatz Laaroussi et al., 2007] et c’est là aussi qu’ils seront ré-opérationnalisés dans la mise en œuvre de stratégies d’adaptation et d’insertion. Plus encore, c’est au sein de ces dynamiques que vont s’articuler les divers éléments pesant sur la décision de rester ou de quitter la société d’immigration. Finalement, c’est aussi dans ces dynamiques et au sein de ces trajectoires que se construiront les stratégies qui guideront les choix des immigrants relatifs à leur insertion : accepter un emploi déqualifié à un moment de la trajectoire, reprendre ses études, privilégier la proximité avec le réseau ethnique ou le réseau familial élargi, favoriser l’accès aux services pour les enfants, etc. C’est au travers de ces stratégies familiales d’insertion et face à la réalité socioprofessionnelle des immigrants au Québec qu’il paraît particulièrement intéressant d’analyser les processus d’insertion socioprofessionnelle des femmes maghrébines.

21 Dans un premier temps, il est notable que leur insertion professionnelle va être en lien direct avec celle du conjoint puisque, dans la grande majorité des cas, les deux conjoints vont prioriser l’entrée en emploi rapide de l’un ou l’autre des membres du couple pour apporter un revenu minimum à la famille. Pour l’autre membre, on privilégiera, selon les cas et l’âge des enfants, le fait de rester à la maison pour s’occuper des enfants (jusqu’à leur entrée à l’école maternelle à l’âge de 5 ans par exemple) ou encore le fait de reprendre des études au Québec pour tenter de solidifier le projet familial d’insertion et obtenir un meilleur emploi ensuite. Notons que la stratégie de reprise des études semble aujourd’hui la plus efficace sur le plan de l’insertion dans l’emploi à long terme mais qu’elle est très coûteuse sur le plan économique et social pour les migrants hautement qualifiés.

22 Trois profils d’insertion en emploi des femmes maghrébines au Québec semblent se dessiner. Le premier, qui touche les femmes de niveau scolaire élevé, est celui de l’insertion rapide dans un emploi déqualifié. Les dernières études démontrent en effet que, pour les familles maghrébines, les femmes trouvent plus vite et plus souvent un emploi que leur conjoint et qu’elles sont souvent les premières à rentrer sur le marché de l’emploi. En revanche, elles le font dans des emplois déqualifiés et semblent accepter plus que les conjoints ces emplois, en usine par exemple ou dans les commerces. Dans cette dynamique, c’est la femme qui travaille alors que le conjoint reprend ses études universitaires. Pour plusieurs de ces familles, le projet est d’inverser ensuite les rôles et de permettre à la femme, grâce à un meilleur salaire du mari diplômé au Québec, de reprendre ses études et d’atteindre un meilleur niveau d’emploi. Dans ce projet, le conjoint encourage sa femme dans l’emploi qu’elle peut occuper en même temps qu’elle le soutient dans la reprise de ses études. Il ne faut pas oublier que, au Québec, les études universitaires représentent un coût important pour les familles et donc que l’engagement financier de la femme est indispensable pour permettre à l’homme de poursuivre ses études universitaires. Voilà qui peut changer fortement la répartition des rôles dans la famille, dans laquelle traditionnellement l’homme est le principal pourvoyeur économique de la famille. Il arrive aussi, après un ou deux ans, si le conjoint n’a pas encore obtenu le diplôme visé, que la femme s’engage elle-même, soutenue moralement par son époux et financièrement par des prêts et bourses d’État (entraînant un fort endettement à la fin des études), dans une formation généralement plus courte et de niveau collégial – pré-universitaire et donc déqualifiée par rapport à sa formation initiale. Les formations les plus investies par les femmes maghrébines sont professionnalisantes et souvent centrées sur les soins et le social : technique infirmière, technique de garde de jeunes enfants, technique de travail social. Par ailleurs, il est aussi notable que ces femmes, sans tenir compte de leurs compétences et formations d’origine, sont souvent dirigées vers des métiers traditionnellement féminins (services de garde d’enfants, couture, coiffure, vente, etc.) dans lesquels on leur demande peu de qualification, où est appréciée cette population formée, dynamique, parlant français. Cette orientation est d’autant plus surprenante qu’un grand nombre de femmes maghrébines sont formées au Maroc et en Algérie pour des professions scientifiques, administratives ou de santé, non-traditionnellement féminines (diplômes d’ingénieurs, d’agronomes, de biologistes, d’urbanistes, de médecins, de dentistes, etc.). Plusieurs femmes, après avoir travaillé dans des milieux ne correspondant pas à leurs compétences, particulièrement difficiles et peu rémunérés, décident alors de se retirer du marché du travail et de retourner vers leur foyer.

23 Elles rejoignent ainsi le deuxième profil de femmes de niveau scolaire élevé qui, confrontées à la réalité du marché de l’emploi québécois, décident à leur arrivée de rester au foyer pour s’occuper de leurs jeunes enfants. Cela permet ainsi au conjoint de reprendre des études universitaires ou, dans d’autres cas, d’entrer sur le marché du travail. « Nous n’avons même pas la chance de nos maris de prendre un emploi indépendant, eux peuvent devenir chauffeurs de taxi, nous, on ne trouve rien ou des emplois tellement précaires et déqualifiés qu’on préfère encore rester dans nos foyers pour s’occuper de nos enfants », expliquent plusieurs femmes rencontrées lors de la consultation sur les accommodements raisonnables effectuée par la Fédération des femmes musulmanes du Canada en octobre 2007. Face à un marché du travail fermé à leurs compétences, ces femmes font volontairement abstraction de leurs savoirs et de leurs projets pré-migratoires pour faciliter la vie familiale. Certaines de ces femmes décideront ensuite, en accord avec leur conjoint, de reprendre elles-mêmes des études universitaires québécoises en espérant ainsi obtenir un diplôme qui leur ouvrira les portes de l’emploi. Là encore, la négociation avec le conjoint est continuelle et s’effectue sur des bases pragmatiques : qui a le plus de chances d’obtenir un revenu à court terme ? Qui a le plus de chances d’accéder à une promotion à moyen terme ? Est-il possible de faire garder les enfants avec les salaires auxquels les parents peuvent accéder ? Il est intéressant aussi de noter que cette négociation évolue dans le temps, l’homme et la femme se confrontant progressivement et différemment selon leur genre aux obstacles à l’insertion socioprofessionnelle au Québec et y réagissant de manière différente. Ainsi, il semblerait – il s’agit d’une interprétation de nos données qualitatives – que les femmes soient plus résistantes que leurs conjoints à ces obstacles, qu’elles mettent en œuvre des stratégies à plus long terme, vivant moins violemment les premières expériences de déqualification. Les femmes seraient ainsi avec le temps porteuses de résilience, les hommes vivant plus négativement l’impuissance et la perte de contrôle. Cette résistance des femmes pourrait être liée à leur histoire personnelle et de genre, à leurs réseaux plus larges que ceux des hommes, à leurs stratégies de débrouillardise déjà mises en œuvre dans la société d’origine.

24 Enfin, le troisième profil est celui des femmes maghrébines, ayant un niveau scolaire moins élevé (fin de secondaire pour la plupart) et le plus souvent accompagnées d’un conjoint très scolarisé. C’est le cas aussi des jeunes épouses qui arrivent du Maghreb alors que leur conjoint est déjà au Québec depuis quelques années et a déjà expérimenté les obstacles à l’insertion socioprofessionnelle. Elles s’insèrent sur le marché de l’emploi dans des postes peu qualifiés, pour permettre la survie de la famille et le retour aux études du conjoint. Souvent, elles vont être orientées au Québec vers des formations professionnelles de niveau secondaire (cuisine, pâtisserie ou encore, plus rarement, services aux personnes âgées, à domicile ou en hôpital). Leur projet de formation s’insère alors dans un projet familial qui naît de l’impossibilité du conjoint diplômé de trouver un emploi qualifié dans son domaine. Plusieurs de ces couples vont tenter 3 ou 4 ans après leur arrivée, et avec les économies qui ont commencé à diminuer, d’ouvrir un restaurant, une pâtisserie ou un commerce en lien avec les produits maghrébins. La formation professionnelle de la femme va alors permettre à ce projet de trouver une légitimité au Québec et le conjoint va devoir faire sa formation de manière empirique, « sur le tas », avec le soutien de son épouse.

25 Notons que dans ces trois profils, les décisions de mobilité géographique, après une première installation au Québec, vont aussi être négociées au sein des couples et des familles et centrées sur l’intérêt familial. Il sera alors peut-être décidé de quitter une première région d’installation pour aller vers un bassin d’emploi potentiel plus porteur pour l’un ou l’autre membre du couple, de préférence le mari mais parfois aussi la femme lorsqu’elle a des qualifications très spécifiques (agronome par exemple) et recherchées dans une région du Québec. La famille pourra également décider d’aller vers une ville universitaire permettant à l’un ou l’autre, ou aux deux membres du couple, de reprendre ses études dans un domaine pertinent et porteur ; enfin, lorsque les enfants sont plus âgés, c’est leur intérêt qui sera visé en prenant pour nouvelle destination une ville où ils pourront poursuivre des études. Toute la famille suivra alors le ou les jeunes et reprendra ses tentatives d’insertion socioprofessionnelle dans ce nouveau milieu.

26 Un quatrième cas de figure peut survenir, quelques années après l’arrivée au Québec et le plus souvent dans le cadre d’un échec des stratégies familiales d’insertion décrites précédemment. Il arrive que les couples maghrébins se séparent : lorsque le conjoint, malgré un retour aux études et un investissement économique important, n’accède pas à un emploi qualifié ; lorsque son expérience québécoise dans un métier non qualifié (ouvrier non qualifié en usine, téléphoniste en centre d’appel, livreur de pizza) ne lui est d’aucune utilité pour trouver un emploi plus adéquat à ses compétences et que, plus encore, cette expérience rend sa promotion encore plus improbable [Renaud, 2005] ; lorsque les efforts de la conjointe pour soutenir et accompagner son mari dans la mise en œuvre d’un commerce restent sans résultat. Le manque de réseau de soutien, la perte de contrôle sur son présent et son avenir, le sentiment d’impuissance vécu par les hommes, la précarité continue de la situation économique et la dégradation inéluctable du statut social, sont des éléments qui ont un impact sur la santé mentale des migrants, sur leurs relations au sein de la famille et du couple. Des conflits avec les enfants et dans le couple peuvent alors surgir, parfois dégénérer en violence familiale. Alors, la séparation du couple, sanctionnée par un divorce, va placer les femmes maghrébines en situation de chef de famille monoparentale dans un contexte où elles ne bénéficient pas de l’aide de la famille trop éloignée, ni de la communauté qui a souvent tendance à les rejeter. Ces femmes vont alors rejoindre majoritairement le premier profil d’insertion et trouver un emploi déqualifié pour faire vivre leurs enfants. Après plusieurs années, si elles arrivent à élargir leur réseau social québécois, elles tenteront parfois un retour aux études dans un programme professionnalisant.

Tableau 2synthèse des profils d’insertion socioprofessionnelle des femmes maghrébines

Profil Situation familiale  Niveau scolarité femme Insertion femme Insertion homme Projet familial Insertion rapide déqualifiante Mariées avec enfants Supérieur Emploi peu qualifié : usine, commerce, restauration  Retour aux études Inversion après l’obtention du diplôme par l’homme Retour au foyer Mariées avec jeunes enfants Supérieur Mère au foyer Emploi peu qualifié ou retour aux études Retour aux études de la femme après emploi rémunérate ur du mari Formation professionnelle secondaire Mariées avec enfants. Jeunes épouses du Maghreb Secondaire Formation professionnelle de niveau secondaire Emploi peu qualifié ou études Commerce ou entreprise familiale Déqualification postséparation Chefs de famille après séparation Supérieur ou secondaire Emploi non qualifié ou formation professionnelle de niveau secondaire Retour aux études après quelques années et selon l’âge des enfants

27 Ces profils s’expliquent en partie par la vision que les politiques, programmes et intervenants dans le domaine de l’emploi ou de la formation, ont des femmes maghrébines. Les diverses recherches menées auprès des intervenants en emploi, éducation, social et santé au Québec [Vatz Laaroussi et al., 1999, 2001 ; Lenoir-Achdjian et al., 2008] démontrent en effet une représentation victimisante de ces femmes : elles sont vues comme victimes de leur culture d’origine, de la tradition, de leur religion, de leur mari, de leur famille. On les décrit comme opprimées, on généralise cette représentation collective à toutes les femmes maghrébines sans prendre en compte les divers éléments de leur trajectoire comme le niveau d’études, l’expérience professionnelle ou l’expérience sociale qui permettraient de les voir autrement. Le port du voile pour certaines de ces femmes est d’ailleurs interprété, de manière générale, au travers du filtre de l’oppression et de la tradition. Les femmes maghrébines qui ne portent pas le voile bénéficient par extension de cette même stigmatisation [Fédération des femmes musulmanes du Canada, 2007]. Les intervenantes des organismes visant l’employabilité, et les employeurs, les qualifient en lien avec cette perspective d’oppression, comme particulièrement souples et adaptables. Cela faciliterait leur intégration dans l’emploi et expliquerait qu’elles acceptent mieux que leur conjoint les déqualifications liées à l’immigration. C’est l’une des raisons que l’on peut vraisemblablement mettre en avant pour expliquer que les employeurs québécois, dans les usines ou les commerces, vont plus facilement embaucher une femme maghrébine qu’un homme maghrébin, perçu comme moins adaptable, plus critique et finalement plus menaçant.

28 Malgré cette représentation victimisante, les femmes maghrébines que nous avons rencontrées dans nos recherches ne se laissent pas enfermer dans ce privé domestique. C’est sans aucun doute au travers de leurs réseaux transnationaux qu’elles transcendent ces freins mis à leurs compétences et à leur investissement dans la société d’accueil.

Le rôle de réseaux transnationaux

29 Les femmes interviewées insistent sur leur identité multipolaire et articulent, dans leur vision d’elles-mêmes et de leur place dans la société, leurs divers statuts et positions de femmes, maghrébines (marocaines ou algériennes), mères, immigrantes, musulmanes et travailleuses [Vatz Laaroussi, 2002]. Ces différentes facettes interconnectées de leur identité leur permettent d’asseoir des liens, des solidarités et des stratégies fonctionnelles dans le contexte nouveau dans lequel elles ont à vivre avec leur famille. Elles sont très critiques vis-à-vis des instances qui les catégorisent selon l’une ou l’autre seulement de ces références identitaires. Elles privilégient la création et l’investissement de réseaux multiples et interconnectés, labiles, mobiles et aux frontières élastiques. Ces réseaux sont le plus souvent transnationaux puisqu’ils relient des membres de la famille élargie dans le pays d’origine (les parents, les frères et sœurs, des oncles et tantes, les grands-parents), la famille élargie en diaspora (États-Unis, France, Belgique, Pays-Bas), des amis du couple, du pays d’origine et dans les pays traversés (en particulier en France pour nombre de familles qui ont vécu en France avant de venir s’installer au Québec) et les nouveaux réseaux créés au Québec (familles marocaines ou algériennes amies, associations musulmanes, autres immigrantes fréquentées lors des formations ou sur le marché de l’emploi ou, plus rarement, femmes et familles québécoises rencontrées lors de formations ou d’activités sociales). Ces réseaux fonctionnent au travers de divers liens et systèmes de communication dans lesquels les nouvelles technologies, et en particulier le réseau internet, prennent une place très grande. C’est grâce à ces réseaux que les femmes maghrébines remplissent les fonctions sociales qu’elles n’atteignent que peu au travers de leur insertion dans l’emploi. En particulier, c’est là qu’elles vont construire leurs stratégies d’insertion et celles de leur famille dans la société d’accueil : la création d’un commerce familial va, par exemple, pouvoir être discutée, facilitée, voire financée avec l’aide de ce réseau. C’est là aussi qu’elles vont s’investir socialement et trouver une reconnaissance qu’elles n’ont pas sur le marché du travail : plusieurs femmes qui ont des qualifications dans le domaine de la santé (médecins, biologistes) ou de l’éducation (professeurs) vont rendre des services aux autres familles au sein de ces réseaux et garder ainsi un pied dans leur domaine. Elles vont tisser les liens qui leur permettent de se sentir exister au travers de leur identité multiple. C’est aussi dans ces réseaux qu’elles vont pouvoir assumer les fonctions de transmission et de changement inhérentes à leur vision de l’éducation de leurs enfants et à leur rôle de mère. Plusieurs de nos recherches [Helly, Vatz Laaroussi et Rachédi, 2001] démontrent qu’il est essentiel pour elles et pour leurs conjoints de transmettre à leurs enfants, non pas uniquement des rites ou des traditions, mais surtout des valeurs, une « ambiance », des liens et la mémoire de la lignée familiale qui leur permettront de se développer, de s’adapter et de progresser dans les nouveaux milieux qu’ils investiront dans la société d’accueil. Ces femmes endossent ainsi un rôle d’éducatrices des citoyens du monde de demain. Ces réseaux transnationaux représentent dès lors pour ces femmes un nouvel espace public déterritorialisé et transnational, centré sur le lien et la communication plus que sur l’insertion et l’emploi, qui ouvre et traverse l’espace privé domestique mais aussi l’espace public national.

30 Les femmes maghrébines au Québec mettent en œuvre des stratégies individuelles et familiales qui leur permettent, d’une part, de contourner les obstacles liés au contexte sociopolitique particulièrement discriminatoire à leur encontre et, d’autre part, de résister à la pression sociale de dévalorisation de leurs rôles et de leurs savoirs. Dès lors, il est important de réfléchir aux modalités d’occupation de l’espace d’insertion qui leur est destiné dans la société québécoise. Cet espace est ouvert à la différence et à la diversité grâce, d’une part, à la politique multiculturaliste du Canada et, d’autre part, à la norme juridique des accommodements raisonnables qui vise à limiter les discriminations, tant vis-à-vis des minorités religieuses que des femmes. Le Québec, par ses propres orientations politiques et selon les débats qui l’agitent, se situe au cœur de ce paradoxe. Les femmes maghrébines mettent en lumière ce paradoxe et questionnent les politiques qui l’accompagnent. En particulier, les normes concernant les accommodements raisonnables étaient peu connues des femmes maghrébines jusqu’à la crise québécoise de 2007. L’exposition de ces femmes au débat public et très conflictuel qui a parcouru la province les a sans doute amenées parfois à envisager de quitter le Québec. Mais il leur a aussi permis de mieux connaître ces normes et de comprendre comment elles pourraient s’en saisir pour améliorer leur condition de femmes, d’immigrantes et de musulmanes. Elles ont fréquenté en grand nombre des consultations publiques proposées par la Fédération des femmes du Québec et par la Fédération des femmes musulmanes du Canada à ce sujet, et nous imaginons qu’elles continueront à investir cet espace social et juridique pour lutter contre les discriminations les concernant et pour favoriser leur insertion sociale et socioprofessionnelle.

Bibliographie

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Notes

[ 1] Les statistiques présentées ici sont issues du ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles du Québec.Retour

[ 2] Une nouvelle grille de sélection des travailleurs qualifiés, en vigueur depuis 2007, vise à favoriser un meilleur arrimage de la sélection avec les besoins de main-d’œuvre en région. Cette grille pondère le niveau d’éducation et de qualification en fonction des besoins professionnels locaux et vise à envoyer les nouveaux arrivants en région. On ne note pas encore de résultats significatifs en ce qui concerne l’immigration maghrébine.Retour

[ 3] On note par ailleurs la sélection d’immigrants indépendants non francophones au Québec ainsi que l’arrivée de réfugiés eux aussi allophones. Ces populations bénéficient à leur arrivée d’une formation en français. Le barrage de la langue représente pour eux un obstacle à l’insertion socioprofessionnelle mais il tend à diminuer avec le temps de vie au Québec et avec les apprentissages linguistiques effectués. Ainsi leur connaissance du français représente un avantage pour les Maghrébins à leur arrivée mais ils le perdent avec le temps et les autres éléments de discrimination dont l’origine et la religion viennent complexifier leur insertion, voire la mettre en échec.Retour

Résumé

Ce texte présente une analyse des stratégies des femmes maghrébines immigrantes au Québec sur le marché du travail et dans les dynamiques familiales. Pour cela il aborde les spécificités de l’immigration maghrébine au Québec tout en identifiant les politiques d’immigration ainsi que l’impact du contexte socio-politique québécois. La place des femmes immigrantes maghrébines dans les trajectoires et stratégies d’insertion familiale est analysée à travers trois dimensions : leur insertion dans l’emploi, les dynamiques familiales et les réseaux transnationaux. Le texte conclut sur l’ambiguïté de l’espace d’insertion destiné aux femmes maghrébines immigrantes au Québec ainsi que sur leurs stratégies pour transcender ses frontières.

This text analyzes strategies of immigrant women from Maghreb on the Quebec workplace and in family dynamics. It describes the specificities of immigration from Maghreb to Quebec, identifies immigration policies and evaluates the impact of the Quebec social and political context. The place of immigrant women from Maghreb in paths and strategies of family insertions analyzed through three dimensions: their professional insertion, their family dynamics and the transnational networks. The text concludes that the space for insertion in Quebec offered to immigrant women from Maghreb is ambiguous and sheds light on their strategies to transcend the frontiers.

Dieser Text handelt von den Arbeits- und Familienstrategien von maghrebinischen Immigrantenfrauen in Quebec. Die Studie interessiert sich für die Eigenschaften der maghrebinischen Einwanderung in Quebec, sowie die Immigrationspolitiken und die Auswirkungen der sozialen und politischen Konjunktur. Der Platz der maghrebinischen Einwandererfrauen innerhalb der familiären Integrationslaufbahnen und deren Strategien wird anhand von drei Dimensionen untersucht: ihre Integration in den Arbeitsmarkt, die Familiendynamik und die trans-nationalen Netzwerke. Eines der Hauptergebnisse ist die Zweischneidigkeit mit der die maghrebinischen Einwandererfrauen empfangen werden und ihre Strategien um diese Grenzen zu überwinden.

Este texto presenta un análisis de las mujeres magrebíes inmigrantes en Quebec de cara al mercado laboral y a las dinámicas familiares. Para ello plantea las especificidades de la emigración magrebí en Quebec y también identifica las políticas de migración y el impacto del contexto socio-político quebequense. El espacio de las mujeres inmigrantes magrebíes en las trayectorias y estrategias de inserción familiar se analizan a través de tres dimensiones: su inserción laboral, las dinámicas familiares y las redes transnacionales. El texto concluye sobre la ambigüedad del espacio de inserción destinado a las mujeres magrebíes inmigrantes en Quebec y sobre sus estrategias para trascender dichas fronteras.

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